Cet article date de plus de trois ans.

Reportage Elections régionales : en baie de Somme, à la recherche des électeurs perdus par le Rassemblement national

Dans le village du Crotoy, dans la baie de Somme, le RN a perdu 28 points par rapport au premier tour des régionales de 2015, soit plus de 400 voix. Franceinfo est allé à la rencontre de ces électeurs qui se sont détournés du parti de Marine Le Pen.

Article rédigé par Clément Parrot
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Philippe Evrard, maire du Crotoy (Somme), et une adjointe consultent les résultats du premier tour des élections régionales, le 22 juin 2021, au Crotoy. (CLEMENT PARROT / FRANCEINFO)

"Je ne vote plus, car je ne crois plus en la politique", souffle Arthur*, un ancien électeur du Rassemblement national habitant Le Crotoy (Somme). "Ça ne change rien d'un côté ou de l'autre. La gauche, la droite, le RN… Je crois qu'ils se disent juste que les places sont bonnes à prendre", déclare, désabusé, ce nouvel abstentionniste, mardi 22 juin, en remontant la rue de la Porte-du-Pont, l'artère principale de cette petite cité balnéaire de 2 000 habitants.

Au Crotoy, lors du premier tour des élections régionales dimanche, l'abstention s'est élevée à 63%, un peu en deçà du niveau national (66,7%). Mais c'est surtout le recul du RN qui a marqué les esprits. Le parti de Marine Le Pen a perdu 28 points entre les régionales de 2015 et aujourd'hui, passant de 55,47% des suffrages à 27,37%, soit près de 450 voix en moins. Il s'agit de la chute électorale la plus nette dans la Somme, département où le RN a par ailleurs le plus reculé en France (de 41,02% à 22.67%).

"Du bon côté du manche"

Où sont donc passés ces électeurs RN soudainement disparus ? Au milieu des touristes venus chercher un peu d'air dans ce port de pêche, quelques Crotellois s'activent en ce début de semaine. La propriétaire d'un restaurant bien placé reconnaît s'être abstenue pour la première fois de sa vie, délaissant son habituel bulletin Rassemblement national. "Je n'ai pas eu le temps et ça ne m'intéresse pas trop. J'ai d'autres choses à penser en ce moment que d'aller voter", explique-t-elle, en confessant une certaine lassitude envers la vie politique.

Les appels véhéments à la mobilisation de Marine Le Pen et Sébastien Chenu, le candidat RN dans les Hauts-de-France, ne risquent pas de faire changer d'avis ces "déserteurs". "Je ne vais pas voter non plus au second tour, mais bon je vais réfléchir pour la présidentielle", confie Arthur. Au Café du centre, le bar PMU de la ville, Ludovic et Elodie* discutent de tout et de rien autour d'une bière. Le premier, peu intéressé par la politique, n'est pas allé voter en raison d'un récent déménagement. Sa voisine de table, qui souhaite rester discrète, est restée fidèle au Rassemblement national. Mais cette habitante du Crotoy formule une autre hypothèse pour expliquer les résultats : "Xavier Bertrand a quand même été bien présent, il est venu nous voir au Crotoy. Il a sans doute réussi à obtenir les voix des pêcheurs à pied et des chasseurs."

"Il suffit de parler aux bonnes personnes pour engranger des votes."

Elodie, habitante du Crotoy

à franceinfo

Xavier Bertrand s'est félicité au soir du premier tour d'avoir "desserré, pour les briser, les mâchoires du Front national". Le président sortant de la région a labouré le terrain pendant sa campagne, se présentant régulièrement comme un rempart face au Rassemblement national. L'ancien élu des Républicains est ainsi venu début juin rencontrer et apporter son soutien aux pêcheurs du Crotoy, notamment sur les conditions de pêche post-Brexit mais aussi sur des dossiers plus spécifiques. "Je l'ai rencontré il y a un mois lors d'une réunion, alors qu'il était clairement en campagne, explique Philippe Evrard, le maire sans étiquette de la ville. J'ai pu lui exposer la situation des pêcheurs sur Le Crotoy et il est venu."

Résultat : l'ancien ministre a effectivement progressé au Crotoy, passant de 24,09% à 49,69%. Il a même réussi la prouesse d'engranger une cinquantaine de voix supplémentaires malgré une chute de 40% du nombre de votants. Le candidat semble être parvenu à marcher sur les plates-bandes du RN. Plusieurs membres du conseil municipal reconnaissent ainsi être passés du Rassemblement national au vote Bertrand. "Déjà, les candidats n'étaient peut-être pas aussi bons… Sébastien Chenu, ça n'a pas la même gueule que Marine Le Pen", estime un élu, rappelant que la tête de liste de 2015 dans la région n'était autre que la patronne du parti.

Autre explication avancée, plus pragmatique : "Quand on est à la mairie, on sait que des élections comme les régionales ou les départementales, c'est important car ça distribue les subventions. Donc mieux vaut être du bon côté du manche."

"Ils ne font rien ici"

"Je vote FN depuis mes 18 ans et, cette fois, j'ai changé mon fusil d'épaule en votant Bertrand", explique de son côté Frédéric*, un commerçant, qui, comme beaucoup, continue d'utiliser l'ancien nom du Rassemblement national. "J'ai été énormément déçu par le FN. Ils ne font rien ici, ils ne s'occupent pas de nous. Même s'ils ne sont pas élus, ils pourraient prendre les devants, au lieu de parader en promettant monts et merveilles à chaque élection."

"Surtout, je me dis qu'ils ne passeront jamais, donc que ça ne sert à rien de voter pour eux."

Un commerçant du Crotoy

à franceinfo

Ce commerçant, qui préfère ne pas révéler son vrai prénom car "c'est mauvais pour les affaires", explique avoir été converti par un ami pêcheur. Direction le centre conchylicole du Crotoy, où Samuel Gamain, vice-président délégué à la pêche à pied au comité régional des pêches, remonte de la baie au volant de son tracteur vert avec des sacs remplis de coques dans sa remorque. "Une majorité de pêcheurs sont allés voter, car tout le monde a réalisé que Xavier Bertrand avait fait pas mal de choses pour nous", explique ce pêcheur du Crotoy, qui a tourné le dos au RN.

Des pêcheurs à pied déchargent des sacs remplis de coques, le 22 juin 2021, au Crotoy (Somme). (CLEMENT PARROT / FRANCEINFO)

"Je votais FN pour la défense de l'emploi notamment. Mais Marine a merdé face à Macron lors du débat à la présidentielle. Et les gens commencent à comprendre que 'La France aux Français', c'est un peu dépassé", poursuit le pêcheur. "Avant, on votait RN parce que c'était la contestation du système, plutôt que par idéologie, explique également un élu de la majorité municipale. Nous sommes dans des communes rurales, où on a parfois l'impression de ne pas être écoutés."

"L'éolien, basta !"

"Les gens d'ici n'entendent plus parler du RN, alors que Xavier Bertrand et son équipe sont présents et dans l'action", assure encore Samuel Gamain. Le vice-président du comité régional des pêches a même appelé à voter pour le président sortant dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux. A l'image de plusieurs élus du conseil municipal, Samuel Gamain assure être également parvenu à convaincre les membres de sa famille. "Je n'étais pas derrière eux, mais je suis sûr qu'ils ont voté Bertrand."

Plusieurs dossiers ont particulièrement pesé au Crotoy. D'abord, un projet de construction de parc éolien en mer au large de la commune du Tréport, qui rencontre une forte opposition des pêcheurs. "Ils n'ont pas consulté les pêcheurs, et ils veulent construire les éoliennes en pleine mer nourricière", assure une élue, également propriétaire d'un bateau. "On est déjà embêtés avec l'ensablement de la baie. Si les éoliennes s'implantent, j'ai peur que dans dix ans, la baie de Somme n'existe plus." Pendant la campagne, Xavier Bertrand comme Sébastien Chenu ont cherché à apparaître comme le candidat anti-éolien. "L'éolien, basta !", a ainsi lancé le président sortant lors d'un débat sur LCI.

Comme le raconte Libération, le candidat de la droite est parvenu à déstabiliser son adversaire du RN dans ce débat en évoquant un projet éolien autorisé par la mairie d’Hénin-Beaumont, dirigée par le Rassemblement national, en 2015. Dans une région qui concentre un quart des éoliennes du parc français, le coup peut faire mal. "Et sur ce dossier, le RN ne nous a jamais soutenus, ils ne sont pas venus nous voir", assure l'élue du Crotoy.

"Ici, la chasse, c'est une religion"

Les récentes prises de position de Marine Le Pen à propos de la chasse à courre n'ont par ailleurs pas aidé les listes RN de la région. "A titre personnel, je suis contre", a affirmé la présidente du RN en mars. La déclaration est mal passée dans cette commune qui compte de nombreux chasseurs. "Et demain ce sera quoi ? Elle sera contre la chasse au gibier d'eau ?", grogne Samuel Gamain. "Ici, la chasse, c'est une religion. Avant, ce n'était pas de vrais votes FN, mais des restes de CPNT [Chasse, pêche, nature et traditions]. Ils votaient FN par contestation", explique Pierre, 72 ans, un habitant du Crotoy. 

Au restaurant La Côte d'Opale, face à la baie de Somme, le candidat RN aux départementales Philippe Monnier commande une ficelle picarde et livre d'autres explications. "C'est assez étonnant, les habitants ont la mémoire courte. Ils votent Bertrand, alors qu'ils ont oublié qu'ils n'aimaient pas Sarkozy il y a quelques années", soupire ce chirurgien-dentiste. Pour lui, le résultat décevant du RN s'explique d'abord par l'abstention. "Beaucoup de gens ne se sont pas déplacés. Ce sont des élections pas très compréhensibles. On ne sait pas très bien pour qui on vote, on ne connaît pas les attributions." 

"Certains ne savaient même pas qu'il fallait voter deux fois. Tout ça a été très mal expliqué."

Philippe Monnier, candidat du RN aux départementales

à franceinfo

"Le RN a un électorat plus populaire, et comme il a fait beau, peut-être que certains ont préféré aller à la plage", tente encore d'expliquer le candidat. "Puis Le Crotoy se dépeuple, les maisons se vendent toutes à des Parisiens." Selon la municipalité, la cité balnéaire compte désormais 60% de résidences secondaires. Philippe Monnier, figure locale appréciée, est parvenu malgré tout à obtenir aux départementales 80 voix de plus que Sébastien Chenu aux régionales. "J'ai donné une petite chance au FN de pouvoir s'exprimer en votant Monnier, explique ainsi Frédéric. Mais à la présidentielle, si Xavier Bertrand se présente, on sera derrière lui."

*Les prénoms ont été changés.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.