Au procès de la "chemise arrachée" d'Air France, "c'est le concours Lépine des hypothèses"
Le procureur a requis, mercredi, de la prison avec sursis contre les cinq syndicalistes soupçonnés de violences en réunion. La défense, elle, dénonce "un dossier complètement vide". Le jugement est attendu le 30 novembre.
Deux jours d'audience, près de vingt heures de débats, douze plaidoiries d'avocats, et à la fin, une vraie incertitude sur l'identité des agresseurs. Le procès dit de la "chemise arrachée", qui a occupé le tribunal correctionnel de Bobigny, mardi 27 et mercredi 28 septembre, n'a pas permis de faire toute la lumière sur ce qu'il s'est réellement passé, le 5 octobre 2015, au siège d'Air France à Roissy
Ce jour-là, la manifestation organisée par les syndicats contre la suppression de 2 900 postes dégénère. La foule, nombreuse, s'introduit dans la salle de réunion où se tient le comité central d'entreprise. Xavier Broseta et Pierre Plissonnier, respectivement directeur des ressources humaines et directeur de l'activité long-courrier, sont pris à partie. Exfiltrés sous les huées, les insultes et les coups, les deux hommes accèdent bien malgré eux à la notoriété. Leur fuite en catastrophe, chemise déchirée, par dessus le grillage de l'enceinte, tourne en boucle sur toutes les télés.
Prison avec sursis requise contre les "voyous"
Après un première journée d'audience brouillonne et décousue, la seconde n'a été marquée par aucune surprise, chacune des parties restant dans son rôle. Comme on pouvait s'y attendre, le procureur de la République a demandé la condamnation des quinze prévenus qui comparaissaient. Il a requis des peines de deux à quatre mois de prison avec sursis à l'encontre des cinq hommes soupçonnés de violences en réunion, et une amende de 1 000 euros contre les dix autres, qui ont reconnu avoir "secoué" le portail métallique donnant accès au parvis du siège de la compagnie.
Comparant les prévenus à des "casseurs" et des "voyous" agissant dans le cadre d'une "opération intelligemment montée", le procureur a utilisé le champ lexical animalier pour désigner la foule ayant envahi le siège d'Air France : "Un essaim, une horde, une meute…"
Mon client n'est ni un loup, ni un chien, c'est un être humain avec un cerveau.
Mais au-delà des effets de style, le fond du dossier reste bien flou. Qui a porté les coups sur Xavier Broseta et Pierre Plissonnier ? Qui, dans la cohue, les a attrapés par le col, manquant de les étrangler ? Qui, en s'agrippant à eux, a déchiré leurs chemises ? Parmi la masse compacte de personnes entourant les deux hommes, qui les a molestés ? Qui, au contraire, a tenté de les protéger ? A toutes ces questions, les débats n'ont apporté que des réponses parcellaires, basées sur des bribes de vidéos. Ici, une capture d'écran montrant un bras tendu en direction du visage de Pierre Plissonnier semble accuser Pascal M. Là, c'est le seul témoignage d'un agent de sécurité, partie civile au procès, qui confond Cédric E. Ailleurs, l'attitude de Samir A., qui accompagne la fuite de Xavier Broseta, suscite des interprétations diamétralement opposées selon les parties.
"Le tribunal regardera les vidéos autant qu'il le faudra"
"Il y a autant d'interprétations que de visionnages. Ce procès, c'est le concours Lépine des hypothèses", a dénoncé, mercredi, Me Sofiane Hakiki, défenseur de deux des prévenus. "Personne ne sera jamais d'accord sur ce qu'on voit dans ces vidéos", avait balayé, mardi, dès les premières minutes du procès, le président du tribunal, faisant le choix d'en diffuser la totalité en un seul bloc indigeste, plutôt que de sélectionner les passages pertinents pour éclairer les débats au fur et à mesure de l'audience. Devant les protestations de la défense, les magistrats ont assuré qu'ils auraient tout le temps nécessaire, pendant le délibéré (soit jusqu'au 30 novembre), pour visionner ces images sereinement. "Le tribunal a regardé ces vidéos en boucle et les regardera autant qu'il le faudra", a lancé le président.
Alors que les deux principales victimes, Pierre Plissonnier et Xavier Broseta, ont affirmé à la barre ne pas être en mesure de reconnaître leurs agresseurs, leurs avocats respectifs, eux, n'ont pas pris ces précautions, qualifiant à plusieurs reprises de "fable" la version de la défense, et critiquant la "désinvolture" des prévenus face aux victimes. L'avocat d'Air France, lui, s'en est pris à la "dualité insupportable" et aux "condamnations de jésuites" des syndicalistes, les accusant de justifier à demi-mot les violences du 5 octobre par le climat social tendu au sein de l'entreprise.
Entre la défense, qui dénonce un "procès bâclé", un dossier "complètement vide", et l'accusation, pour qui les vidéos prouvent clairement les infractions reprochées aux prévenus, les magistrats vont devoir se faire leur propre opinion. Dramatisant l'enjeu au regard du contexte social et politique, Me Hakiki a prévenu que leur décision était susceptible de "faire trembler les colonnes de la République". Jugement attendu le 30 novembre.
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