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"Gilets jaunes" : "On aurait tort de réduire ce mouvement à l'extrême droite"

Pour franceinfo, Eric Charmes, chercheur en études urbaines à l'Ecole nationale des travaux publics de l'université de Lyon, analyse cette vague de contestations.

Article rédigé par Vincent Daniel - propos recueillis par
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7 min
Des "gilets jaunes", à Caen (Calvados), le 19 novembre 2018. (CHARLY TRIBALLEAU / AFP)

Une deuxième manche pour les "gilets jaunes" ? Tout au long de la semaine, des points de blocage ont subsisté et un nouveau rendez-vous est fixé samedi 24 novembre à Paris, une semaine après le coup de force du 17 novembre. Selon le ministère de l'Intérieur, ils étaient 282 000, répartis dans plus de 2 000 rassemblements organisés en France. 

Une mobilisation qui a fait au moins deux morts et plus de 500 blessés parmi les manifestants, selon un dernier bilan communiqué par le ministère de l'Intérieur. Lancé sur les réseaux sociaux, ce mouvement échappe à tout cadre politique ou syndical. Concentré contre la hausse des prix des carburants et des taxes en général, il est aussi l'expression d'un "cri de colère" et la défense d'un mode de vie, comme l'a constaté Eric Charmes, chercheur en études urbaines à l'université de Lyon. Ce spécialiste du périurbain était samedi à La Tour-du-Pin (Isère), à 70 km de Lyon pour observer ce mouvement.

Franceinfo : Après la mobilisation du 17 novembre, est-il possible de dresser un portrait-type du "gilet jaune" ?

Eric Charmes : C'est un mouvement hétérogène. Il y a des profils divers et des motivations diverses. Ce sont surtout des personnes qui vivent dans les périphéries des métropoles qui se sont mobilisées. Sur Slate.fr, le journaliste Jean-Laurent Cassely soulignait – à juste titre – que les lieux de rassemblement sont des ronds-points, des parkings de supermarchés et non des places de centres-villes, à la différence d'un mouvement comme Nuit debout, par exemple. Cela dit quelque chose de la sociologie et de la géographie du mouvement.  

C'est un mouvement d'habitants des territoires périurbains, des petites villes éloignées des métropoles, là où on n'a pas d'autre choix que d'utiliser la voiture pour se déplacer. Autre observation : ce n'est pas la population la plus pauvre au sein de la population française qui s'est mobilisée. A La Tour-du-Pin, qui est une ville plutôt pauvre, les gens sont venus des villages alentour. Il s'agissait de personnes souvent propriétaires d'une maison, ou train de la rembourser, et qui possèdent au moins une voiture...

Est-ce un mouvement des campagnes contre les villes ?

En parlant avec les participants, on ne remarque pas de discours anti-villes. A La Tour-du-Pin, les gens ne s'expriment pas contre Lyon ou contre les Lyonnais. Ce n'est pas la France périphérique contre la France des métropoles. Paris est la seule ville qui est citée de façon péjorative, parce que Paris incarne l'élite nationale, les riches... 

Par ailleurs, il n'y a pas non plus de sentiment anti-écologique. Les gens ne réclament pas l'autorisation de continuer à polluer avec leur diesel. En revanche, ils soulignent le fait que l'Etat disait dans les années 90 et pendant des années que le diesel était meilleur pour l'environnement. Aujourd'hui, on dit que ce n'est plus le cas. Sauf qu'ils n'ont pas forcément les moyens de changer de véhicule...  

Quelle place occupe le prix des carburants dans la colère des "gilets jaunes" ? 

Les revendications sont difficiles à saisir car nous ne sommes pas face à un mouvement structuré, porté par des représentations comme des syndicats ou un parti... Ils le disent tous, d'ailleurs : l'augmentation du carburant est finalement un prétexte, la goutte d'eau qui fait déborder le vase, pour exprimer une colère plus générale.

Les discours sont marqués par le sentiment d'injustice. Ce sont des gens qui ont des budgets extrêmement contraints et des fins de mois difficiles, qui peuvent entendre le fait de devoir se serrer la ceinture, mais il faut que la charge soit équitablement répartie. Clairement, il y a le sentiment que ce n'est pas le cas actuellement.

Lorsqu'on parle avec eux, ils disent qu'ils peuvent faire face à quelques centimes d'augmentation sur les carburants, mais ils parlent du coût de la carte grise, de la CSG dans le cas des retraités... Dans ce contexte, ils refusent par exemple de contribuer au renouvellement de la porcelaine de l'Elysée. Cela peut être poujadiste mais ils ont le sentiment réel qu'ils payent pour que les riches s'enrichissent et que les classes moyennes, elles, ne voient rien venir. 

Cette révolte semble aussi l'occasion de défendre un mode de vie...

Oui, les "gilets jaunes" se sentent mal perçus ou pas respectés parce que leur mode de vie serait polluant. Dans les commentaires sous les articles des sites d'information, j'ai pu lire l'expression d'un mépris pour une France moche, peuplée de beaufs qui roulent dans des diesels polluants et qui s'enferment dans leurs pavillons pour regarder la télé tous les soirs... Ce mépris-là, il est ressenti et évidemment mal perçu. Cela me rappelle les débats qui ont suivi un dossier sur la "France moche", publié en 2010 par Télérama

Mais pour rien au monde, les personnes qui se sont mobilisées iraient habiter dans le centre d'une grande ville qui leur semble bien plus pollué que là où elles vivent. "Pourquoi habiter à la campagne nuirait-il à l'environnement ?" se demandent-elles. 

Au delà de l'aspect rural, on évoque le concept de "France périphérique"...

L'auteur de cette notion, le géographe Christophe Guilluy, estime que c'est un mouvement qui incarne la "France périphérique". On peut le constater aussi avec certaines nuances. Christophe Guilluy insiste beaucoup sur la question identitaire. Il assimile la France périphérique à une France blanche, où la pauvreté de Blancs s'opposerait à d'autres. Or, il est question ici de revendications sociales et de pouvoir d'achat. Même si des dérives racistes ont été constatées, ou même si le Rassemblement national est bien ancré dans le mouvement, les "gilets jaunes" ne sont pas une mobilisation identitaire.

Autre réserve, ce n'est pas toute la "France périphérique" qui était dans la rue. Il s'agit d'une mobilisation de classes moyennes inférieures et de classes populaires. Les gens vous donnent facilement le montant de leur salaire, souvent de l'ordre de 1 400 à 1 500 euros, avec deux enfants ...  Les personnes les plus pauvres au sein de la population française n'étaient pas "gilets jaunes". Mais c'est indéniablement un mouvement qui donne forme à quelque chose au sein de cette France périurbaine. 

Quel est le poids des sympathisants du Rassemblement national dans ce mouvement ?

Si je prends l'exemple de La Tour-du-Pin, il s'agit d'une commune qui vote plutôt dans la moyenne nationale. Mais dans les villages alentour, Marine Le Pen a fait plus de 45% au premier tour de la présidentielle en 2017. Donc c'est un contexte, dans les revendications comme dans les populations mobilisées, favorable au RN. Toutefois, il s'agit de zones où l'abstention représente parfois une part très importante. On peut arriver à des ratios où trois personnes sur quatre n'ont pas voté Rassemblement national. 

D'autre part, les "gilets jaunes" se disent très apolitiques. Ce qui est peut-être le plus inquiétant, au sens où beaucoup n'y croient plus et n'ont plus confiance dans la politique. Mais on aurait tort de réduire ce mouvement à l'extrême droite. Il est question d'injustice, de difficultés à boucler les fins de mois : leurs voix ne me semblent pas susceptibles d'être exclusivement portées par l'extrême droite et ça ne devrait pas être étranger à la gauche par exemple... Dans les discours, on entend une remise en cause d'un système global. Aujourd'hui, il est incarné par Macron mais finalement aussi par Hollande et Sarkozy avant lui.

Comment expliquez-vous le bilan sécuritaire très lourd de la journée du 17 novembre ? 

Ces violences sont importantes mais on aurait tort de réduire le mouvement les "gilets jaunes" à ces incidents. C'est une mobilisation où des gens se mettent autour de ronds-points, sur la route en tout cas, avec des voitures. En face, d'autres gens peuvent être énervés parce qu'ils perdent du temps ou tout simplement parce qu'ils ne partagent pas les revendications du mouvement... Mais la voiture, c'est dangereux et ça peut tuer... 

Par ailleurs, de nombreux rassemblements n'étaient pas encadrés. Leur spontanéité a pu créer des situations qui sont objectivement dangereuses. Tout cela est à prendre en compte, indépendamment du fait qu'il y ait aussi eu des éléments radicaux prêts à en découdre.

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