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Règles de trois, chalets suisses et dette abyssale : qui est le magnat des télécoms Patrick Drahi ?

En pleine dégringolade boursière et sur fond d'inquiétudes croissantes sur sa dette, Altice a annoncé une reprise en main par son fondateur et principal actionnaire Patrick Drahi, vendredi 10 novembre. Mais qui est cet homme de 54 ans parti de rien et devenu milliardaire ?

Article rédigé par Anne Brigaudeau
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Le président du groupe Altice, Patrick Drahi, sourit en assistant à l'inauguration du centre d'innovation "Drahi -X" à l'école Polytechnique, à Palaiseau (Essonne), le 19 avril 2016.  (ERIC PIERMONT / AFP)

Des décisions rapides. Jeudi 9 novembre, le patron d'Altice, Patrick Drahi, a limogé le numéro deux du groupe, son ami Michel Combes, sur fond de dégringolade du titre en Bourse. Puis il a repris les rênes de l'entreprise dans la tourmente. Sans rassurer les marchés : le titre Altice a dévissé de près de 45% depuis le début du mois. Retour sur la trajectoire d'un self-made man, devenu la huitième fortune de France, avec 14,7 milliards d'euros, selon le classement publié en juin 2017 par Challenges. 

Un surdoué des maths

Enfant de deux profs de maths, Patrick Drahi, né au Maroc en 1963, est un surdoué du calcul mental. A 11 ans, explique la journaliste du Figaro Elsa Bembaron, auteure d'une biographie fouillée de l'homme d'affaires (Patrick Drahi. L'ogre des networks, éd. de L'Archipel), il corrige les copies de maths des élèves de sixième et cinquième de son père, muni de cette seule recommandation : "Ne pas être trop sévère." A 15 ans, en 1978, il quitte le Maroc pour Montpellier, où il intègre le lycée avec deux ans d'avance. Après une prépa scientifique, la suite coule de source : Polytechnique, puis l'Ecole nationale supérieure des télécoms (aujourd'hui Télécom ParisTech) comme école d'application.

A 20 ans, rapporte sa biographe, le rêve de Patrick Drahi est déjà de "gagner 50 millions de francs [7,5 millions d'euros] et de s'arrêter de travailler". Deux ans avant sa sortie des Télécoms, il se fait recruter par la société néerlandaise Philips, qui lui rachète sa "pantoufle" (l'argent que les polytechniciens, payés par l'Etat pendant leurs études, doivent rembourser s'ils n'effectuent pas les dix ans prévus dans la fonction publique). La success-story peut commencer. 

Un boulimique du câble 

Grâce à un talent commercial hors pair, le jeune Drahi se fait la main chez Philips en multipliant par cent le chiffre d'affaires de la division dont il s'occupe. Mais il va vite voler de ses propres ailes. Dès les années 1990, il se lance dans le rachat de câblo-opérateurs locaux français. "Il racontait qu'il avait regardé le classement des fortunes de Forbes et avait jeté son dévolu sur le secteur où il y avait le plus de millionnaires", se souvient un proche cité par BFM Business

Il y prouvera son aptitude à se faire financer. "Dans le câble, l'investissement le plus important, c'est celui qui consiste à ouvrir des trottoirs, à tirer des conduites, et à mettre dans ces conduites des câbles", expose Patrick Drahi dans le documentaire de France 5 La Guerre des télécoms. Ce qui représente "des centaines de millions, des milliards d'euros", explique-t-il.

Or, "cet argent, je ne l'avais pas. J'avais un prêt de 50 000 francs. Avec ça, vous n'allez pas loin. Je terminais la fin du mois, c'était tout. J'ai bien été obligé de m'associer avec des gens qui avaient de l'argent." En l'occurrence des Américains, qui lui prêtent sans barguigner de fortes sommes. 

"Des règles de trois dans tous les sens"

Dès lors, le pli est pris. Le serial entrepreneur va acheter à crédit de multiples sociétés de câble, souvent par LBO (leverage buy out, ou achat à effet de levier), une méthode de rachat financé par des emprunts. L'homme d'affaires rembourse ensuite ce qu'il doit grâce aux bénéfices dégagés par l'entité acquise. "Ainsi, détaille L'Expansion, pour s'offrir 70% de la société [américaine] Suddenlink (...), la holding de Patrick Drahi ne va débourser que 1,2 milliard de dollars en cash. Le reste, près de 6 milliards, sera financé par de la dette." 

Rien ne freine sa boulimie. Dans les années 2000, Patrick Drahi acquiert des opérateurs locaux éparpillés, puis 99% du câble français, dont les gros morceaux Noos et Numericable. Parallèlement, il fait son marché au Portugal ou aux Etats-Unis, glissant l'Américain Cablevision dans son escarcelle, pour plus de 15 milliards d'euros. La dette de l'entrepreneur, vertigineuse, dépasse aujourd'hui les 50 milliards d'euros. Mais, taux bas aidant, il la "retravaille" en renégociant sans cesse les intérêts, fort de sa capacité à faire "des règles de trois dans tous les sens", selon sa biographe.

Sous les projecteurs avec le rachat de SFR

Mais c'est le rachat de SFR en 2014 qui transforme Patrick Drahi en un acteur majeur en France. Quand le patron de Numericable dépose son offre auprès du vendeur, Vivendi, il déboule comme un chien dans un jeu de quilles dans l'univers perturbé du mobile. Le quatrième opérateur, le créateur de Free Xavier Niel, fait tanguer le marché avec ses forfaits mobile à 2 et 20 euros par mois. Si SFR est à vendre, ne vaudrait-il pas mieux l'attribuer à Orange, Bouygues ou Free, et revenir ainsi à un marché à trois opérateurs ? Telle est l'opinion du ministre de l'Industrie, Arnaud Montebourg, qui craint pour l'emploi.

Dans La Guerre des télécoms, Patrick Drahi se dépeint en petit Poucet dans un monde hostile : "J'ai tout le monde contre moi. Martin Bouygues, Xavier Niel, France Télécom, l'Etat", énumère-t-il. "Sauf que Martin Bouygues n'arrive pas à rassembler les capitaux, moi ça me prend cinq minutes au téléphone. J'ai mon banquier, je lui dis 'voilà, c'est 12 milliards'. Je rappelle, 'non, c'est 13'. (...). Comme [les banquiers] ont confiance en moi, parce qu'ils me connaissent depuis 1995, et qu'à chaque fois que j'ai emprunté, j'ai remboursé et j'ai développé, et j'ai fait gagner de l'argent aux gens qui ont investi avec moi, ça va relativement vite."

Pour 17 milliards d'euros, Patrick Drahi gagne la partie. Arnaud Montebourg est furieux. Chez SFR, tout le management est rapidement remplacé. "On ne change pas une équipe qui gagne. Mais une équipe qui perd, on la change", résume froidement Patrick Drahi. Ce n'est qu'un début : au total, 5 000 emplois sont supprimés, sur 15 000

Des méthodes de cost-killer

Aux licenciements s'ajoute une chasse aux coûts sans merci. Pour trouver un nouveau nom à Numericable, Patrick Drahi réfléchit et invente seul celui d'Altice. Il en "dessine le logo sur son Mac, en trois couleurs seulement, pour que l'impression des cartes de visite ne coûte pas trop cher", raconte Challenges. Pour lui, SFR est une "fille à papa" dépensière et trop gâtée. "Mais le papa a changé, et moi, ma fille ne fait pas comme ça. Avant de payer, je vérifie ce qu'elle dépense", déclare-t-il en mai 2015, devant la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale.

Adieu le parc Autolib mis à disposition des salariés à Saint-Denis. Fini les smartphones haut de gamme attribués à des centaines de collaborateurs. Toutes les factures sont épluchées, au point que la CGT, excédée, convoque une conférence de presse. "A force de ne valider aucune commande pour ne sortir aucun euro, on se trouve régulièrement avec pas de papier dans l'imprimante ou pas de papier toilette, raconte alors l'un des délégués syndicaux, Damien Bornerand. Ça peut sembler anecdotique, mais ça montre bien jusqu'où ça va."

En réalité, la recherche d'économies va bien plus loin, avec des fournisseurs payés au compte-goutte. A en croire l'un d'eux, cité par Elsa Bembaron, Patrick Drahi classe ses fournisseurs en trois catégories : "Il y a le tiers dont il ne peut pas se passer et qu'il paiera. Le tiers suivant, ce sont ceux qui seront payés dans la douleur. Il faut avoir les nerfs solides, mais leurs factures seront honorées. Et le dernier tiers, ce sont ceux qu'il ne paiera pas". Même de gros fournisseurs comme La Poste, EDF ou TDF, alors dirigé par son ami Michel Combes, sont contraints de lui envoyer les huissiers pour qu'il règle son dû. En 2015, ces retards de paiement vaudront à SFR une amende maximale de 375 000 euros, rappelle NextInpact.

Une fringale médiatique 

Mais Patrick Drahi est plus dépensier quand il s'agit de faire converger tuyaux et contenu. En 2014, pour une poignée de millions, il rachète Libération, au bord de la failliteY a-t-il été poussé par l'Elysée, en échange d'un feu vert pour le rachat de SFR, comme le suggère L'Opinion ? Pour Elsa Bembaron, contactée par franceinfo, "il n'avait pas besoin du chef de l'Etat pour y penser. Mais il voulait son groupe de presse, comme les autres opérateurs ont le leur. Bouygues a TF1, Xavier Niel a Le Monde..." Saisi d'une fringale médiatique, il y ajoute le groupe L'Express, puis BFMTV, chaîne d'info en continu leader en France.

Il mise aussi gros sur le sport. Fin 2015, il chipe à Canal+ le championnat de foot anglais (300 millions d'euros pour trois saisons). En 2017, il casse sa tirelire pour décrocher l'exclusivité des droits de la Ligue des Champions et de l'Europa League : 370 millions d'euros par an sur la période 2018-2021, alors que ces droits n'en valaient que 160 millions jusque-là, relève Capital. Parallèlement, il se lance dans la fiction audiovisuelle en produisant la série Les Médicis et achète même la plateforme française de publicités vidéo Teads. L'objectif est de doper les contenants en faisant payer (le plus cher possible) le contenu.

Un attrait pour les paradis fiscaux

Résultat : le Franco-Israélien de 54 ans, qui partage son temps entre Israël, la Suisse, où il réside, et son jet privé, fait partie des 10 plus grandes fortunes françaises. Et ce roi du mobile réinvestit volontiers ses dividendes dans une valeur sûre : la pierre. Il possède un ensemble de chalets luxueux, avec vue imprenable sur le Cervin, à Zermatt (Suisse), où il jouit d'un statut de résident fiscal ultra-avantageux.

Difficile de ne pas remarquer qu'il privilégie, pour ses affaires comme pour lui-même, les pays dont la fiscalité est douce aux grandes fortunes. Sa holding est domiciliée au Luxembourg et cotée aux Pays-Bas. En 2016, Le Monde et ses "Panama Papers" avaient pointé l'organigramme complexe de son empire industriel, avec pléthore de sociétés au Luxembourg. Narquois, Capital relevait, lui, en pleine crise SFR, que l'un des chalets de Patrick Drahi était proposé à la location… 100 000 euros la semaine. Le magnat dispose aussi d'une maison à Cologny, ville des super-riches voisine de Genève, un hôtel particulier dans le 16e arrondissement parisien, et un appartement de grand standing dans la tour One Rothschild, à Tel Aviv.

Du solide, en somme. Son empire l'est-il autant ou s'agit-il d'un château de cartes ? "Sous l'ère Drahi, récapitule Libération, les clients ont massivement fui l’opérateur. Entre la fin 2014 et la mi-2017, SFR a perdu 514 000 abonnés dans l’internet fixe (...) et 1,7 million d’utilisateurs résidentiels dans les services mobiles (...)." Et ce recul n'est pas endigué.

Patrick Drahi a néanmoins investi dans les réseaux et réclame sa part du gâteau dans la fibre optique : il a promis "de couvrir tout le territoire d'ici à 2025", rappellent Les Echos. "Côté tuyaux, l'enjeu d'avenir se situe clairement dans la fibre et la 5G", dit à franceinfo un bon connaisseur du dossier. En aura-t-il les moyens ? Les banquiers débloqueront-ils les milliards d'euros nécessaires à de telles infrastructures ? Ils lui demandent en tout cas de définir au plus vite une stratégie crédible. Et rentable.

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