Vingt ans après, Difool et les auditeurs de Skyrock sont toujours sur la même longueur d'onde
Diffusée tous les soirs de la semaine de 21 heures à minuit, "Radio libre" fête ses vingt ans cette année. Franceinfo est allé dans les coulisses de cette mythique émission à la formule intacte.
"Ouais Cédric il gonfle, il gonfle mais il maigrit jamais." Il est à peine 21h06 dans les studios de Skyrock, rue Greneta, dans le 2e arrondissement de Paris, et l'humeur de Difool est déjà aux boutades et petites piques. Dehors, la nuit est tombée depuis peu et une fine pluie mouille les dalles de Châtelet. Au premier étage de la première radio française de rap et R'N'B, l'animateur et son équipe viennent juste de prendre l'antenne. Vingt ans qu'ils animent tous les soirs la "Radio libre", l'émission de libre antenne la plus écoutée de France. "Quand il lit, on dirait un enfant de CP, wallah, il connaît pas la ponctuation", reprend Romano.
Dans le petit studio feutré de 20 m2, six animateurs se font face, cachés derrière leurs micros. Sur les murs écarlate bardés d'affiches au logo de la radio, d'immenses téléviseurs diffusent La Chaîne météo, BFMTV et BeIN Sports : en ce jeudi 11 mai, les chaînes info tournent en boucle sur les législatives et le match retour entre l'Ajax et l'OL vient juste de commencer.
Depuis sa première diffusion à l'été 1997, la "Radio libre" de Skyrock est devenue une machine bien huilée. Dans le studio, tout s'enchaîne avec naturel selon le leitmotiv du programme : "Total respect, zéro limite". Parler de tout avec tout le monde, sans juger. David, surnommé Difool, est le chef d'orchestre de l'émission. Pendant trois heures, il enchaîne les vannes, les blagues et les conseils aux auditeurs entre deux gorgées d'eau gazeuse.
Une équipe à l'écoute
Ce soir, Yannick ouvre l'émission avec son ami de 28 ans qui n'est attiré que par "des filles de 17 ans". Jessica enchaîne avec ses doutes sur son régime "spécial choux" qui donne des flatulences. "Oulah, le chou, ça donne la chiasse c'est la grosse fanfare", commente Romano sans sourciller. Puis Mounir, 14 ans, dont les parents divorcent, ne sait pas chez lequel habiter "puisqu'il aime les deux pareils". "Un petit coup de fil si vous avez un truc à nous demander, un petit service, une connerie à faire ?", répète l'animateur entre chaque appel. "N'hésitez pas : 01 53 40 30 20."
Let's Go #RadioLibreDeDifool
— Skyrock FM (@SkyrockFM) 8 mai 2017
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Snap : Skyrockfm pic.twitter.com/zAwKP1LiNf
Face à lui, entre deux énormes éclats de rire, Romain, dit "Romano", est à la console. Il s'occupe du mixage et doit élire le "problème du mois". Ce soir-là, son choix se porte sur un homme qui a coincé son pénis dans son anus ou une femme qui ne supporte pas que son conjoint se masturbe. Entre deux anecdotes, il lit les commentaires des auditeurs qui défilent sur son ordinateur. "Je suis avec ma copine depuis cinq ans, on habite toujours pas ensemble, c'est grave ou pas ?", interroge "Flowrian".
Autour d'eux, "Cédric le Belge", "Samy de Marseille", "Karim" et "La Marie" chuchotent dans leurs combinés. Malgré l'ambiance de cour de récré, pas un ne prend à la légère les appels des auditeurs. "Notre concept de base c'est : 'les gens viennent ici pour s’exprimer, dire ce qu’ils veulent et quand ils veulent'", explique Difool.
A environ 160 km de la capitale, Jules, 27 ans, est rentré du boulot. Facteur à Laon (Aisne), il écoute Difool et Romano se vanner allongé dans son lit. Bientôt quinze ans que les blagues scato, les clashs et les confidences des animateurs rythment ses soirées. Au début des années 2000, Skyrock captait mal à Laon et Jules a dû lutter et "bouger son antenne" pour écouter l'émission.
"Depuis, c'est un rituel avant de dormir. Ça me permet de décompresser, d'oublier la journée", raconte cet auditeur déjà accueilli plusieurs fois rue Greneta. Sur son smartphone, il commente presque chaque émission à l'aide du hashtag #RadioLibreDeDifool. "J'ai déjà été cité plusieurs fois à l'antenne grâce à ça", explique-t-il.
#TeamRomano on est là ! #ClashDeLaDrague #RadioLibreDeDifool #Skyrock
— Jules du 02 (@julesdu02) 12 mai 2017
Grâce aux réseaux sociaux, tous ces fans se connaissent désormais bien et ont même créé une discussion de groupe privée sur Twitter. "On échange beaucoup, on commente ensemble les blagues et les jeux, décrit Otine, une étudiante en management du sport, à Talence (Gironde). Ça aide vraiment d'entendre que d'autres auditeurs peuvent avoir les mêmes problèmes que toi, que tu n'es pas seule."
J'écoute Difool – Radio Libre sur @SkyrockFM https://t.co/LGtAiTblGX slt l'équipe Team Romano cc @julesdu02 #RadioLibreDeDifool pic.twitter.com/RwFh7drPUJ
— Otine64 (@otine64) 12 mai 2017
Un ton et un succès qui perdurent
En vingt ans, c'est flagrant. La "Radio libre" de 2017 semble identique à celle du début années 2000. Même ton potache et bon enfant. Même voix un peu rocailleuse pour Difool, un brin enrouée pour Marie. Et la distribution des rôles n'a pas bougé : Difool incarne le grand-frère bienveillant, Romano le pote un peu crado et attachant, Marie, seule femme de l'émission, continue de défendre les droits des "filles" à s'amuser comme les "mecs". "On était la première émission de bande, avant Cauet ou Cyril Hanouna et 'Touche pas à mon poste'", remarque Difool.
Bien sûr, la "Radio libre" ne se termine jamais sans son quota de blagues un peu lourdingues, et les mots "bite, chatte, et anus" sont sans doute parmi les plus prononcés. D'ailleurs, si l'émission a parfois été accusée de tenir des propos dégradants, surtout envers les filles, Marie nuance : "Les filles aussi s'affirment plus. Elles n'hésitent pas à revendiquer leur liberté, à rentrer dans les mecs qui vont trop loin", décrit l'animatrice de 38 ans.
Et même après vingt ans, le succès est toujours là : 318 000 auditeurs en soirée et 8,3% de part d'audience en moyenne chez les radios musicales, selon les chiffres Médiamétrie communiqués par la radio. Une réussite liée à deux fondamentaux : le témoignage et l'authenticité.
Total respect, zéro tabou
A ce sujet, ce sont sans doute les auditeurs des débuts qui en parlent le mieux. Tous se souviennent de leurs soirées cachés sous la couette, écouteurs vissés sur les oreilles, à écouter de manière presque coupable les confidences sexuelles des uns et des autres. "Clairement, ça a fait mon éducation sexuelle. Il n'y avait aucun tabou", raconte Laura, 31 ans, fidèle auditrice lorsqu'elle avait 13 ans.
J'avais l'impression d'être un peu rebelle en écoutant. D'entrer dans le monde secret des adultes. J'ai appris le nom des positions, ce qu'était un cunnilingus. Ça m'a marqué !
Laura, 31 ansà franceinfo
En plus de cette découverte "cash" de la sexualité, Loïc, 28 ans, se souvient d'avoir l'impression d'être avec une bande de potes, de grands frères. Habitant d'une ville moyenne de province, il découvre aussi une France qu'il ne côtoie pas. "Ça m'ouvrait sur les quartiers et la banlieue que je ne connaissais pas du tout. Je découvrais de nouvelles expressions, de nouvelles mentalités, etc. C'est con, mais j'entendais des musulmans parler de ramadan, je n'avais pas de potes musulmans, donc ça me permettait de découvrir plein de trucs."
Malgré les critiques, Loïc assure avec recul : "J'ai toujours estimé que cette émission méritait d'être mieux connue, traitée, respectée, parce qu'elle apportait beaucoup à ses auditeurs, avec un fond plus bienveillant et respectueux que ce que l'on peut penser. Elle créait du lien entre les gens, c'était du vivre-ensemble, c'était bien."
Quand l'émission remonte aux oreilles du CSA
Si les ados ont trouvé dans la "Radio libre", à ses débuts, leur nouvelle échappatoire, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) était d'un tout autre avis. En 2005, le gendarme de l'audiovisuel a envoyé une mise en demeure à la radio pour des propos de nature à "heurter la sensibilité des moins de 16 ans", rappelle Le Parisien. En 2006, il engage même une "procédure de sanction" pour des propos "décrivant de façon crue, détaillée et banalisée certaines pratiques sexuelles".
En 2008, l'antenne est condamnée à payer une amende de 200 000 euros pour une discussion ayant eu lieu avant 22h30, au sujet d'une fellation. "Pour une radio indépendante comme Skyrock, c'est une somme considérable, raconte Difool, presque dix ans plus tard. Dans une radio normale, ça veut dire : 'Foutez-les dehors'." Mais l'animateur reçoit le soutien du patron de la radio, Pierre Bellanger, et reste à l'antenne. "On ne nous a jamais mis aucun frein."
Aujourd'hui, il se félicite d'avoir des relations plus apaisées avec l'autorité. "Les temps changent, notre travail est sans doute mieux compris", explique-t-il. Et puis, "est-ce vraiment nous qui tenons le discours le plus nocif envers les jeunes ?" interroge-t-il, en référence aux propos polémiques tenus par des politiques comme Robert Ménard, maire de Béziers et proche du FN.
Avec toute l'équipe de Morning de Difool sur #Skyrock ! Bon mercredi à tous et toutes et à demain 6h 9h ! pic.twitter.com/aUe4UjXAxt
— Remi Skyrock (@RemiOnAir) 7 septembre 2016
A 48 ans, l'animateur ne se lasse pas
Si la formule de la "Radio libre" reste inchangée, qu'en est-il des animateurs ? Comment garder la même ardeur vingt ans plus tard ? Et surtout, comment tenir debout en dormant si peu ? Car depuis 2000, Difool dirige aussi le "Morning" tous les matins de 6 heures à 9 heures. "Le corps est capable de bien des miracles", s'amuse l'animateur de 48 ans, une tasse de café à la main, sur le balcon d'un appartement en région parisienne.
"Je fais une sieste la nuit entre 1 heure et 5 heures en gros, puis l'après-midi je dors de 14 heures à 19 heures", poursuit-il. Si jamais son corps accuse le coup, "on passe en best of", mais il assure n'avoir jamais été obligé d'annuler une émission à cause de ça. "On a aussi trois mois de vacances l'été et les vacances scolaires, c'est énorme comparé à d'autres salariés. Ça permet de bien recharger." Quant à l'impact sur leurs vies privées, tous assurent très bien s'en accommoder. "On n'a pas d'enfants par choix, pas par contrainte", assurent Romano et Difool. "Et le week-end, on débranche tout."
Quant à une éventuelle lassitude, aucun d'entre eux ne la perçoit. "On a l'impression que c'est pareil, car le concept reste le même, mais l'émission évolue toute seule", assure Difool. Certes, les thèmes abordés restent souvent les mêmes, mais chaque auditeur le raconte différemment. "Oui, l'amour, les relations avec les parents reviennent souvent. Mais c'est ça la vie, c'est intemporel. Et personne ne le vit de façon identique." Et le sexe ? Romano assure qu'à 38 ans, il en parle toujours avec le même détachement : "On parle pas de sexe pour faire de l’audience, il n'y a aucun intérêt, surtout maintenant avec YouPorn, tout est disponible."
C'est mal nous connaître de croire qu'on fait trois heures d'émission de cul. On parle de tout ce qui fait la vie, et le sexe en fait partie.
Romanoà franceinfo
"La radio, c'est un petit aspect de notre société", explique Christian Spitz, plus connu en tant que "Doc", qui a animé "Loving Fun" sur Fun Radio avec Difool au début des années 1990. "David sait très bien laisser les jeunes s'exprimer. lls évitent les clichés du jeune qui ne pense qu’à s’amuser, fumer de l'herbe ou se bourrer la gueule", décrit-il.
Je me souviens d’un garçon parfaitement à l’écoute et authentique, qui savait se mettre en retrait pour mettre en valeur l'auditeur.
Christian Spitzà franceinfo
A les écouter, Difool et sa bande sont donc "un peu les psys" de leur époque, "des éponges qui s'imprègnent du contexte", analyse Laurent Bouneau, directeur général des programmes de Skyrock.
Et ce n'est pas parce qu'il approche de la cinquantaine que Difool ne se sent plus capable de sentir l'air du temps. "A quoi bon calquer un âge sur tout ? Aujourd'hui, tu peux avoir des enfants à 20 ans, divorcer, en avoir d'autres à 50 ans, et alors ? A 60 ans, tu portes des Adidas et à 40, tu joues encore à la Playstation. La société change, les préoccupations aussi", se défend-il.
Si les animateurs se gardent bien de dicter quelconque ligne de conduite à leurs auditeurs, ils soutiennent que "si on était 'Père la morale' on ne pourrait jamais faire passer des messages de tolérance et de respect, reprend Difool. Et au final, c'est ça Skyrock, c'est : 'sois toi-même, accepte-toi, t'es normal, qui que tu sois'."
Alors, même si Romano et Difool ont reçu des propositions avec des "salaires de fous", ils n'ont aucune envie de raccrocher. Leur émission est devenue la marque de l'antenne et la bande n'a jamais été aussi soudée. Difficile pour lui d'ailleurs de dire quel est le moment marquant de ces vingt dernières années, ou sa meilleure émission. "J'espère bien que ça sera celle de ce soir", sourit-il.
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