Plantu : "Le dessin est un moyen de faire émerger les frustrations"
Le documentaire "Caricaturistes, fantassins de la démocratie" est présenté, hors compétition, lors du festival de Cannes. Entretien avec l'un de ses douze protagonistes, Plantu, le dessinateur du "Monde".
Dans le documentaire Caricaturistes, fantassins de la démocratie, on voit de drôles de choses. Certains, tel ce dessinateur russe, font le taxi de nuit pour survivre. D’autres, comme ce caricaturiste danois, ont bien failli y laisser leur peau. Incroyable comme un petit (ou grand) dessin peut attirer les foudres de celui qui ne supporte pas la liberté d’expression. Ils sont donc douze paratonnerres du trait d’humour à confier, devant la caméra de Stéphanie Valloato, leur face-à-face tumultueux avec les pouvoirs en place ou avec divers groupes de pression, notamment religieux.
Le documentaire est présenté hors compétition, au festival de Cannes, avant sa sortie en salles le 28 mai. Le dessinateur de presse Plantu est l'un des protagonistes du film (et le seul Français). L'homme à la petite souris, passager quotidiennement clandestin de la une du Monde, assure à francetv info que si l’on veut savoir comment se porte la liberté d’un pays, il suffit de voir les dessins qu’on y publie.
Francetv info : Vous estimez que, même en France, nous devons rester vigilants sur la liberté d'expression de la presse. Pourquoi ?
Plantu : En réalité, dans une démocratie comme la France, on a toutes les latitudes pour s’exprimer librement. Mais il y a un paramètre déterminant dans tout cela : la peur. On a le droit d’avoir peur à Téhéran, en Chine, au Proche-Orient. C’est normal et je ne juge pas ceux qui ont peur dans ces pays. En revanche, en France, on n’a pas le droit d’avoir peur. Or, les décideurs qui ont un effet direct sur l’image ont de plus en plus peur.
Il y a quelque temps, j’ai participé à une émission sur la chaîne catholique KTO. On m’invitait à parler de religion. Je ne suis pas un bouffeur de curé. J’ai beaucoup de respect pour les gens qui croient. Et pourtant, la rédactrice en chef est arrivée sur le plateau et m’a dit : "Pas de dessin !" "Quoi, pas de dessin ? lui ai-je rétorqué. Je suis dessinateur !" Donc, j’ai quand même montré des dessins. Eh bien, non seulement elle n’a pas diffusé cette émission, qui était enregistrée, mais en plus, elle a fait détruire l’enregistrement.
Plus récemment, c’était il y a dix jours, j'ai connu le même type d'expérience sur le bouquin qu’on a fait (Caricaturistes), dont le sujet est justement la censure. L'ouvrage reprend les dessins de Caricaturistes, fantassins de la démocratie. Ce livre, édité par Bayard, a été mis au pilon. Bayard est un très bon éditeur, mais il suffit d’une seule personne dans le conseil d’administration qui ait la pétoche pour qu’on écrase, comme ça, 8 000 exemplaires [en cause : un dessin de Plantu sur le pape Benoit XVI et la pédophilie]. Et donc, dans quelques jours [le 28 mai], nous allons sortir le même livre, avec le même titre, mais il sera publié chez Actes Sud.
Vous avez eu aussi récemment l’un de vos dessins "gommé", semble-t-il, par la direction du journal Le Monde...
Pas du tout. Le dessin publié est exactement celui que je voulais voir paraître. On y voit le président avec un pagne sous lequel on distingue une bite et une couille ! C’est vrai que j’aurais dû en dessiner deux.
Dans le documentaire présenté à Cannes, il est dit que le caricaturiste est une sorte de lanceur d’alerte, qu’il avertit sur l’état de la démocratie dans son pays...
Tout à fait. Je l’ai découvert en exerçant le métier. Un peu comme Monsieur Jourdain, si vous voulez. Oui, le caricaturiste fait du journalisme. Au début, je voulais dessiner sur la politique, qui m’a toujours passionnée. Et puis je me suis rendu compte qu’on faisait quelque chose de plus important que cela. A chaque fois qu’un dessinateur fait quelque chose qui s’inscrit dans le ton de l’époque, de l’actualité du jour, quand il indique que "là, ça va déraper", ou encore lorsqu'il subit des pressions sur un dessin ou une prise de position, il s’aperçoit qu’il a été le premier – y compris avant les journalistes – à saisir une question cruciale du moment.
Par exemple, sur l’Ukraine. Cela fait des années, via des contacts avec des confrères locaux, que j'ai été alerté. Depuis la chute de l’empire soviétique, être dessinateur en Ukraine ou en Tchétchénie et s'exprimer librement, c’est loin d’être gagné tous les jours. La liberté est un combat quotidien. Le dessinateur est bien ce capteur, cette sorte de sonde, qui permet aux autres journalistes et à tous les citoyens du monde de voir là où la démocratie est en péril. A Tunis, par exemple, on a vite compris, quand les salafistes étaient au pouvoir, que la liberté reculait. Une de mes amies dessinatrices a été attaquée à cause de sa production. A l’inverse, quand une société s’ouvre, on s’en aperçoit aussi via la publication de nouveaux dessins. C’est ce qu’on a vu récemment en Iran.
Donc, selon vous, le travail du dessinateur de presse – ce "fantassin de la démocratie" – induit forcément une prise de risques...
Bien sûr. Par exemple, l’un de nos confrères russes est assez remonté contre le régime. Et il en paye tous les jours l’addition cash. Il y a dix ans déjà, j’ai eu une conversation avec lui où nous parlions de Boris Eltsine [président de la Russie de 1991 à 1999]. Et je lui disais que ce personnage politique n’était pas très apprécié chez nous. Il m’a répondu : "Tu sais, à l’époque, nous étions une centaine de dessinateurs à pouvoir critiquer le régime, mais aujourd’hui, avec Poutine, nous ne sommes plus qu’une poignée." Dans notre film, on voit à quel point il rejette tout ce que met en place l’actuel gouvernement, qui n’est pas vraiment un exemple en matière de démocratie. A chaque fois qu'il se lance dans une caricature, il est seul à devoir assumer ce qu’il vient de faire. Et c’est pour cela qu‘il conduit un taxi la nuit. Une sorte d’activité clandestine qui lui permet de survivre.
Il est aussi dit, dans le film, "qu’il n’existe pas un dessin qui ne blesse personne". Est-ce vôtre vision des choses ?
Il m’est arrivé de me dire : "Tu as fait ce dessin, mais tu es allé peut-être un peu trop loin." Mais vous savez, le but de l’association Cartooning for peace, que nous avons créée avec Kofi Annan [secrétaire général de l'ONU de 1997 à 2006], peu après les fatwas contre les dessinateurs danois [en 2005], c’est d’essayer de continuer à être impertinent sans humilier inutilement tel ou tel lecteur, ou tel ou tel croyant. En fait, cela nous donne une grille de lecture assez intéressante. Il s’agit de ne pas éblouir le lecteur, mais simplement de l’éclairer en montrant avec nos images tel aspect d’une opinion ou tel aspect politique de l’événement du jour.
Comment déterminer le bon dosage ? Ce n’est pas une science exacte...
Oui, c’est une sorte de sable mouvant. On voit bien que ce qui peut être réalisé dans un endroit de la planète ne l’est pas forcément ailleurs. Et nous-mêmes qui nous sentons protégés, nous les Européens de l’Ouest, on s’aperçoit que quelquefois, certaines prises de position font que ça part en sucette. Tout d’un coup, des gens très bien organisés peuvent tomber sur le dessinateur qui s’exprime. Et cela, très méchamment. C’est bien toujours cette fonction de vigie dont je parlais.
A l’occasion de la sortie du film, vous organisez, jusqu'au 18 mai, un concours de dessins destiné aux collégiens, lycéens, étudiants et adultes. Cela s’intitule : "Voilà ce qui ne va pas…" Quel en est le concept ?
Le dessin est un moyen de faire émerger les frustrations. On est tous traversés par des prises de parole, on est choqués par une prise de position d’un politique, et on oublie (évidemment, il y a les bureaux de vote qui servent à cela aussi…) que l’art est une manière de se venger quand on vit des frustrations. Certes, on peut faire des chansons, des poèmes, des opéras, des films, de la vidéo… Mais on peut aussi exprimer sa révolte par un dessin, si possible assez dérangeant. Parce que nous sommes quand même à une époque où l’on essaye de formater un peu tout le monde. D’ailleurs, même les parents, les éducateurs, ont finalement considéré que la danse, la musique, le dessin, étaient assez secondaires, le plus important étant les maths, l’informatique, les langues… Mais la première des langues, c’est le dessin. Le premier langage, c’est l’image. On dit aux enfants de 12 ou 13 ans qu’ils devraient laisser tomber la danse ou la musique au profit du français, de la géographie… Qui sont autant de matières nécessaires certes, mais du coup, les autres sont en option. On fait semblant d’oublier que l’art est une manière de purger les frustrations.
Donc, pour nous, ce concours est fait pour que les jeunes puissent comprendre et savoir que s’ils ont des choses à revendiquer, il ne faut pas qu’ils oublient d’utiliser un crayon, une gomme ou même une bombe de couleur sur un mur. On pourrait même imaginer qu’un jour, on affiche des opinions politiques par des images sur des camions… On verrait comme ça des tas de dessins se baladant dans les rues... Pourquoi pas ?
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