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Liberté de la presse : que montre le documentaire de Reporters sans frontières sur le groupe Bolloré ?

Mise au pas des rédactions du groupe, censure, procès à répétition... Une dizaine de journalistes témoignent des "méthodes" de Vincent Bolloré dans le paysage médiatique.

Article rédigé par franceinfo
France Télévisions
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Vincent Bolloré participe à une réunion du groupe Vivendi, le 19 avril 2018, à Paris.  (ERIC PIERMONT / AFP)

Faire la lumière "sur les méthodes utilisées par l'homme d'affaires Vincent Bolloré dans le paysage médiatique". Telle est l'ambition du documentaire Le Système B, diffusé en ligne et produit par l'association Reporters sans frontières (RSF), qui défend la liberté de la presse. "En 15 minutes, 11 témoins décrivent la mécanique d'emprise et d'intimidation mise en place par Vincent Bolloré lorsqu'il prend le contrôle d'un média ou lorsque des journalistes enquêtent sur ses activités industrielles", décrit RSF. L'association alerte : "Ces pratiques représentent un véritable danger pour la liberté de la presse, mais aussi pour la démocratie." Que ressort-il de cette vidéo sur le "système Bolloré" ?

La "mise au pas" des rédactions

Premier enseignement : la façon dont sont "mises au pas" les rédactions du groupe Bolloré (entre autres, la chaîne d'information en continu iTélé, devenue CNews, la chaîne cryptée Canal+ et désormais Europe 1). Reporters sans frontières revient notamment sur la prise de contrôle d'iTélé en 2015. "A l'issue d'un mois de grève, la quasi-totalité de la rédaction démissionne, iTélé devient CNews", rappelle l'association de défense des journalistes. Au sujet de cette grève, "ça a duré ce que ça a duré, pour qu'au final, on soit une centaine à partir", se souvient Valentine Desjeunes, ex-secrétaire générale de la rédaction.

"C'est d'une violence… Aucune réponse. Si vous n'êtes pas contents, vous partez."

Valentine Desjeunes, ancienne journaliste d'iTélé

dans le documentaire de RSF

"Cinq ans plus tard, le scénario se répète à Europe 1", souligne RSF, avec une rédaction qui se vide de la même façon. Selon les informations du média Les Jours (accès payant), l'arrivée du groupe Bolloré dans la radio s'est soldée, en moins de six mois, par 98 départs, soit "la moitié de l'effectif". L'antenne est désormais largement tenue par des journalistes venus de CNews, avec nombre d'émissions déclinées à la télévision et à la radio. "C'est la brutalité totale", résume la journaliste Pascale Clark, qui a quitté Europe 1.

Des documentaires déprogrammés

Les principes journalistiques sont mis à l'écart, estime le journaliste Patrick Cohen (ex-Europe 1 et désormais à France Télévisions). "On n'est plus dans la production journalistique", affirme-t-il. Lorsque Vincent Bolloré a pris le pouvoir à Europe 1, "ce n'est pas la couleur de l'idéologie qui nous effrayait (...) C'est la façon dont on s'éloignait des principes du journalisme tel qu'Europe 1 le pratiquait depuis plus de soixante ans", dit-il encore.

Parmi les méthodes dénoncées par l'association : la censure. "Peu de temps après le rachat de Canal+, un documentaire sur le Crédit mutuel, partenaire financier du groupe Bolloré, est déprogrammé", rembobine RSF. Ce sujet est interdit d'antenne au dernier moment, alors que le groupe Bolloré venait de devenir l'actionnaire majoritaire de la chaîne cryptée, avait expliqué sur France 2, en 2016, le magazine "Complément d'enquête".

Plusieurs des journalistes ayant travaillé sur ce documentaire évoquent cet épisode dans la vidéo. "On n'était pas prêts à imaginer l'intervention d'un grand patron dans cette histoire", souligne Nicolas Vescovacci, coauteur du documentaire Evasion fiscale, enquête sur le Crédit mutuel.

"C'est l'histoire d'un groupe de journalistes qui croient en leur travail, qui produisent une enquête de qualité et qui se font censurer par un grand patron en direct."

Nicolas Vescovacci, ex-Canal+

dans "Le système B"

Il ajoute : "On a tous été surpris et le résultat, c'est qu'on a tous été virés de Canal+". Ancien rédacteur en chef adjoint de "Spécial investigation" sur la chaîne cryptée, Jean-Baptiste Rivoire commente : Vincent Bolloré "gère par la terreur. Il n'est pas question que qui que ce soit résiste aux oukases de l'actionnaire, et sûrement pas en matière d'information, parce que l'information est stratégique pour lui, donc les journalistes sont de petits soldats". Il complète : "L'investigation a été supprimée (de Canal+) en juin 2016."

Des procès contre des journalistes

Voilà pour la gestion, en interne, des rédactions. Vincent Bolloré s'emploie aussi, à l'extérieur, à multiplier les procès contre les médias pour limiter les enquêtes sur "ses activités africaines" qui "représentent un tiers du chiffre d'affaires du groupe", rapporte Reporters sans frontières.

"En 2009, une première enquête sur le sujet est attaquée en justice", rappelle RSF. Pour le journaliste de France Inter Benoît Collombat, cette date marque un tournant. "A partir de ce moment-là, le groupe Bolloré va poursuivre quasiment systématiquement tous les journalistes, les associations ou les ONG qui vont évoquer ces activités africaines", déclare-t-il à RSF.

"Il y a un abus de procédures", témoigne également Tristan Waleckx, journaliste à France 2, qui a eu au "total cinq audiences, cinq procès", tous "gagnés". Mais la fièvre procédurale de Vincent Bolloré, détaille-t-il, peut s'étendre à toutes sortes de tribunaux. Outre les classiques plaintes pour diffamation, lui a été également poursuivi devant un tribunal de commerce (pour dénigrement) et devant un tribunal du Cameroun (où les peines possibles pour diffamation sont bien supérieures à celles encourues en France).

"Une des singularités de Vincent Bolloré, c'est de passer par toutes sortes d'artifices procéduraux pour vous faire taire."

Tristan Waleckx, journaliste à France 2

dans "Le système B"

"On s'est rendu compte qu'on était 30 à 40 journalistes différents, de différents médias, toutes sensibilités confondues à avoir été attaqués par Vincent Bolloré", décrit-il encore. Une journaliste du magazine en ligne Bastamag, Agnès Rousseau, également poursuivie par le groupe Bolloré pour une enquête, raconte avoir constaté avec surprise qu'elle n'était pas seule sur le banc des accusés. Le groupe avait également poursuivi des particuliers, qui avaient "pour seul tort", résume-t-elle, d'avoir mis sur leur blog un lien hypertexte vers l'article de Bastamag sur l'accaparement des terres dans les pays du Sud.

"Si je compte bien, ça fait presque dix ans que j'ai des procédures avec Vincent Bolloré. Ça ressemble à une histoire presque sans fin", se remémore Benoît Collombat. Ces poursuites interminables, très coûteuses pour les médias qui y sont confrontés, ont pour effet de dissuader journaux et chaînes de télé de se lancer dans ce genre d'enquêtes sensibles, déplorent les journalistes interviewés. "La multiplication de ces "procédures baillons" a un seul et même objectif : réduire les journalistes au silence", estime RSF.

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