Interview de Sabrina Agresti-Roubache dans le "JDD" : "La responsabilité ultime de ce faux-pas est dans les mains de la Première ministre", estime Alain Minc
"La responsabilité ultime de ce faux- pas est dans les mains de la Première ministre", a estimé mardi 8 août sur franceinfo l'essayiste, conseiller en entreprise et ancien président du conseil de surveillance du Monde Alain Minc, après l'interview de Sabrina Agresti-Roubache, secrétaire d'Etat chargée de la Ville, dans le JDD ce week-end. Dans les colonnes de Libération, à la fin du mois de juin, il appelait les pouvoirs publics à réagir à la nomination de Geoffroy Lejeune.
franceinfo : Que pensez-vous de l'interview de Sabrina Agresti-Roubache, secrétaire d'Etat chargée de la Ville, dans le JDD ce week-end ?
Alain Minc : J'ai du mal à penser que l'interview de cette ministre débutante n'ait pas été relue à Matignon. La communication gouvernementale est par définition cadenassée, et c'est normal, donc je pense que le fait qu'elle ait écrit dans le JDD engage très au-delà d'elle, ou alors il y a un dysfonctionnement gouvernemental grave que je n'imagine pas possible sous la férule d'Elisabeth Borne. Cette ministre dit que les membres du gouvernement doivent s'exprimer partout. Cela prouve qu'elle n'a pas compris le problème. Si elle disait, je vais à la Fête de l'Huma et je m'exprime dans Valeurs actuelles, aucun problème.
La liberté d'expression ce sont des journaux de tendances différentes et qu'un membre du gouvernement y porte la bonne parole me paraît naturel. Là, c'est tout autre chose qui s'est produit. Quand Jeff Bezos, le fondateur d'Amazon achète le Washington Post, s'il l'avait transformé en substitut de Fox News, c'est-à-dire d'une chaîne d'extrême droite de télévision, il y aurait eu un scandale national. Ce qui s'est passé c'est que les nouveaux propriétaires du JDD ont décidé de faire abstraction de son ADN historique, des décennies, d'une culture, d'une tradition, d'une image pour en faire un objet totalement différent. Ceci pose un problème de fond qui est que l'information n'est pas une denrée comme une autre, qu'il y a un verrou double et qu'un propriétaire ne peut pas tout faire.
On peut donc créer un média d'extrême droite mais pas dénaturer un journal historique, c'est cela ?
Il faut un verrou qui fasse qu'un propriétaire n'ait pas les mains totalement libres. Le journal qui est le plus libéral au monde, qui porte la parole de l'économie de marché aux quatre coins de la planète, The Economist, est un journal dont les propriétaires ne peuvent nommer le directeur de la rédaction qu'avec le contreseing d'un conseil réunissant une série de garants. Ce système-là marche très bien dans le monde anglo-saxon mais pas en France car, dans notre culture, on a du mal à imaginer que quelqu'un nommé par le propriétaire devienne indépendant.
Que faut-il faire ?
Il faut faire ce qui existe dans un certain nombre de journaux, Le Monde, Libération, que les rédactions aient un droit de véto. On peut discuter pour savoir si ce droit de véto est à 51% ou à 66%. Mais dans le cas du JDD, avec une grève à 98%, vous imaginez bien que si ce droit juridique existait monsieur Lejeune n'aurait pas franchi la porte d'entrée.
C'est une façon de protéger la majorité éditoriale d'une rédaction ?
C'est une façon de protéger l'identité du journal et ça vaut autant pour la presse écrite qu'audiovisuelle. Je trouve incroyablement dommageable que les pouvoirs publics, au niveau le plus élevé, ne se soient pas exprimés. Qui a-t-on entendu ? La ministre de la Culture et Clément Beaune. Le président de la République a été silencieux et la Première ministre a fait une déclaration extrêmement maladroite en disant qu'il ne faut pas se mêler d'économie privée. Il s'agit de se remettre à réfléchir et à travailler sur ce sujet. Il faut que pour une fois les états généraux de la presse ne débouchent pas sur une mesure à la Saint-Glinglin. Compte tenu de l'idéologie du macronisme, du libéralisme qui le caractérise je crois que c'est un domaine où il aurait fallu agir immédiatement et déposer un projet de loi en ce sens.
Ne pensez-vous pas que le gouvernement aurait été critiqué ?
Il ne pouvait pas s'opposer à ce qui se passait au JDD dans l'état actuel, mais il pouvait déposer un projet de loi qui disait que les sociétés de rédacteurs dans les journaux ont un droit de véto. Ceci aurait prévalu pour protéger l'avenir. C'est ce qu'il aurait dû faire et je pense qu'il a eu tort de ne pas le faire. Quant à ce pacte clair, hallucinant, qui est de laisser une ministre donner sa bénédiction à une première édition du JDD qui est marqué au coin d'un populisme d'extrême droite.
Matignon explique ne pas avoir été prévenu et avoir été mis devant le fait accompli ?
Ils avaient cas l'obliger à retirer l'interview. A mes yeux, la responsabilité ultime de ce faux- pas est dans les mains de la Première ministre, que je respecte pour son sérieux, mais qui a dérapé. Recadrer la secrétaire d'Etat n'intéresse qu'elle et le chef de cabinet. Il fallait retirer cet entretien. Il s'agit de quelque chose qui va au-delà de la politique. Un journal, c'est un maillon de la démocratie, une tradition historique ne se défait pas simplement à partir d'un changement de propriétaire. Dans les pays les plus libéraux, les plus capitalistes, les plus respectueux de l'entreprise privée, cela ne fonctionne pas de cette manière-là. Il faut un jeu de double verrou.
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