Le jour où le théâtre de la Comédie Bastille, voisin de "Charlie Hebdo", est passé du rire aux larmes
Le 7 janvier 2015, après la tuerie dans les locaux de l'hebdomadaire, des survivants, des proches et des témoins ont été accueillis dans cette petite salle parisienne, rue Nicolas-Appert. Le comédien Benoit Solès se souvient.
Après des semaines de répétitions, la première de Rupture à domicile approche, au théâtre de la Comédie Bastille, à une quarantaine de mètres du siège de Charlie Hebdo. Ce matin du 7 janvier 2015, le metteur en scène Tristan Petitgirard veut d'abord faire répéter Olivier Sitruk et Hélène Seuzaret. Le dernier acteur du trio, Benoit Solès, traîne un peu et arrive à pied "entre 11h15 et 11h30", se souvient-il. "Je remarque une camionnette, garée juste devant l'entrée. Une régisseuse débarrasse le décor de la pièce précédente. Je croise Olivier, qui fume une cigarette. On rentre et on commence le filage de la pièce."
Les frères Kouachi débarquent peu de temps après. L'administratrice du théâtre et la régisseuse, qui sont dehors à ce moment-là, les aperçoivent dans la rue et confondent d'abord ces hommes en noir avec le GIGN. Mais avec les coups de feu, elles comprennent vite que ça barde chez Charlie, installé dans l'immeuble en face. Les deux femmes se planquent dans le coin de la rue. Les détonations perturbent les comédiens, toujours sur scène. "J'entends un bruit et dans ma tête, je pense à des bruits de tôle. Je me dis que la régisseuse pourrait faire attention au bruit pendant nos répétitions."
"La première personne à arriver, c'est Patrick Pelloux"
Un peu plus tard, l'administratrice apparaît au fond de la salle, puis glisse quelques mots à Tristan Petitgirard. Fini de jouer. Les Kouachi ont déjà filé. "Il vient de se passer quelque chose, une fusillade ou un attentat, lance le metteur en scène. Vous devriez appeler vos familles tout de suite pour leur dire que ça va." Les trois acteurs sautent sur leurs téléphones pour rassurer leurs proches. "Moi, je me dis que je vais bien et comme je suis conseiller municipal du 3e arrondissement, j'appelle Nathalie Kosciusko-Morizet. Je lui dis que je suis dans le théâtre en face de Charlie. Elle me répond qu'elle est déjà au courant de quelque chose." A ce moment-là, sur i-Télé, les premiers bandeaux annoncent déjà une fusillade.
Les acteurs sortent du théâtre de quartier, caché dans un canevas d'impasses, entre les rues Lenoir et Beaumarchais. "C'est là que j'apprends qu'il y a des morts. La première personne qu'on nous a amenée, c'est Patrick Pelloux. Il était effondré, choqué, soutenu par deux hommes, et il avait du sang sur ses vêtements." Absent à la conférence de rédaction, l'urgentiste n'est pas blessé. Il a prodigué les premiers soins aux victimes. "Avec son arrivée, l'attentat est passé du virtuel au réel."
A 12h35, la Protection civile décide de transformer la Comédie Bastille en centre d'accueil des "impliqués" – c'est le terme en vigueur. Des tentes orange sont dressées devant le théâtre, où sont rassemblés des survivants, comme le dessinateur Luz, arrivé en retard à la conférence de Charlie Hebdo. Caroline Fourest et Jeannette Bougrab se trouvent aussi sur place. Dans la salle de spectacle, il y a des témoins et, surtout, beaucoup de proches. "C'est un flux continu de nouvelles personnes. Les pompiers les déposent là, puis font des allers-retours." Les blessés, eux, sont directement hospitalisés, sans passer par la Comédie Bastille.
Certains arrivent en manteau, d'autres en chemise, malgré le froid. "Chose curieuse, les gens arrivent avec une sorte de bavette autour du cou, où est inscrit leur nom. On ne sait pas quoi faire, pas quoi dire, alors on s'organise comme on peut : un panneau indique les toilettes, quelqu'un chauffe l'eau dans la bouilloire dans une petite pièce attenante, un autre distribue des gobelets de thé Lipton." Une table est installée sur la scène, avec de la nourriture et des boissons. "Je n'arrive pas trop à parler aux arrivants. Je leur prends parfois le bras, on échange un regard." Des gens pleurent, d'autres s'étreignent. Le silence est lourd dans ce théâtre habitué aux rires.
"Le théâtre est devenu une ruche, un camp retranché"
"On est tous secoués. Je reçois des textos de tous les côtés, impossible de dire combien. Je tweete rapidement quelque chose, mais je réussis à faire sept fautes d'orthographe dans un seul message, moi dont l'orthographe est irréprochable." Toutes les vingt minutes, le comédien sort prendre l'air. Les alertes d'actualité pleuvent sur les écrans de téléphone. "Anne Hidalgo vient vers nous, devant le théâtre, accompagnée de Gérard Larcher. Je les accompagne dans la salle et ils s'installent dans l'allée, contre le mur. A eux aussi, je leur sers du thé. On en a fait beaucoup, ce jour-là."
Le silence du théâtre tranche avec la cohue de la rue. La presse du monde entier est contenue derrière des barrières, tout au fond de la rue Nicolas-Appert. Dominique Sopo, Jean-Luc Mélenchon... Les personnalités défilent pour rendre un premier hommage aux victimes. "Au téléphone, Nathalie [Kosciusko-Morizet] me dit : 'Si tu dois t'exprimer, fais-le.' Alors, je sors avec le texte de la pièce sous le bras, et je m'avance devant le mur de caméras, au bout de la rue. Il y en a des dizaines et des dizaines. Trop. Au dernier moment, je bifurque pour éviter la meute." Parler comme un élu, se taire par pudeur ? Benoit Solès n'a jamais résolu ce dilemme.
Il faut de longues minutes au comédien pour regagner la salle, car les policiers lui défendent l'accès. Les forces de l'ordre sont en effervescence, dans l'urgence. Au total, une quarantaine de personnes ont trouvé refuge dans la salle de 190 places. Parmi les personnes accueillies, certaines sont en quête d'informations, mais à ce stade, les psychologues n'ont pas accès à la Comédie Bastille. Benoit Solès doit donc composer. "Un homme m'a tendu un portable. C'était la fille d'un journaliste de Charlie Hebdo, qui voulait une confirmation pour la mort de son père."
Il règne une grande confusion. "Le théâtre est devenu semblable à une ruche, un camp retranché, où le regard du monde s'est concentré tout d'un coup, comme une chape de plomb." Après des heures d'attente et de douleur, la police évacue les "impliqués" à l'Hôtel-Dieu, après 16 heures. "Nous, on a dû rester encore un peu. Ensuite, je me suis retrouvé chez moi, assommé, groggy, avant de repartir à la mairie du 3e arrondissement pour un premier hommage, puis place de la République."
"Rien n'est effacé, mais je ne sais plus trop quoi dire"
Le lendemain, les acteurs reviennent au théâtre, pour de nouvelles répétitions. Deux psychologues sont là, dans une sorte de thérapie de groupe. "On leur demande si on a bien fait de ne pas trop parler. Elles nous répondent que nous avons fait un travail de cellule psychologique, qui n'était pas le nôtre."
La préfecture donne son feu vert pour maintenir l'ouverture du théâtre. Et deux semaines plus tard, au milieu de monceaux de fleurs et de bougies, un petit corridor est aménagé pour permettre aux spectateurs d'accéder à la Comédie Bastille. "Le soir de la première, le 21 janvier, la salle est pleine et les spectateurs s'amusent. Après la représentation, le metteur en scène monte sur l'estrade pour dire aux spectateurs qu'il est bon de rire, et qu'il pense aux victimes." Un exemplaire de Charlie Hebdo est ajouté discrètement, dans un élément du décor. Pendant deux mois, de nombreux policiers sont déployés, avec bon nombre de barrières. Puis leur présence s'estompe au fil du temps.
En ce début d'année 2016, le comédien s'apprête à donner de nouvelles représentations de Rupture à domicile. Benoit Solès n'achetait pas Charlie Hebdo avant l'attaque, et ne l'achète pas depuis. A la veille du premier anniversaire de l'attentat, il est repassé dans la rue Nicolas-Appert. "Je me suis arrêté devant la plaque commémorative, j'ai repensé à tout ça, pendant cinq minutes. Rien n'est effacé. Mais je ne sais plus trop quoi en dire. C'était comme dans un tunnel. Et je pense qu'aujourd'hui, je ne reconnaîtrais même pas les gens que j'ai aidés ce jour-là."
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