: Enquête Nucléaire : comment EDF prépare le terrain en rachetant des terres pour construire de futurs EPR
Depuis plusieurs années, EDF rachète des terrains autour de centrales nucléaires existantes. Le groupe entretient le flou sur ses intentions, mais la construction de futurs EPR sur certains de ces sites semble privilégiée.
"Pour garantir l’indépendance énergétique et atteindre la neutralité carbone en 2050, nous allons pour la première fois depuis des décennies relancer la construction de réacteurs nucléaires dans notre pays." Le 9 novembre 2021, soit cinq mois avant sa réélection en avril 2022, Emmanuel Macron annonce la construction de nouveaux réacteurs. Il précisera trois mois plus tard que six à 14 réacteurs pressurisés européens (EPR) supplémentaires sont prévus d’ici 2050.
Cette annonce vient conforter l’opérateur Électricité de France (EDF). Dans un rapport remis discrètement au gouvernement à l’été 2021, il suggérait la construction de trois paires d’EPR de nouvelle génération sur le site de Penly (Seine-Maritime), de Gravelines (Nord) et sur un troisième site à choisir entre le Bugey (Ain) et le Tricastin (Drôme) dans la région Rhône-Alpes. Mais il apparaît que l’électricien français a préparé le terrain bien en amont, en prospectant et en rachetant depuis plusieurs années des terres autour de centrales nucléaires déjà existantes.
Une recherche de terrains sur tout le territoire
Un document du Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN) daté du 10 octobre 2019, auquel a pu avoir accès la Cellule investigation de Radio France, permet de comprendre quelle est l’ambition d’EDF en la matière. L’entreprise a mis en place une prospection de terrains à l’échelle de tout le territoire, qui a été confiée aux Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer), des organismes chargés de réguler le marché foncier rural dont le rôle fait l’objet de critiques récurrentes.
“Presque tous les Centres nucléaires de production d’électricité (CNPE)”, autrement dit les 19 centrales nucléaires françaises (soit 56 réacteurs dont la moitié sont actuellement à l’arrêt), sont concernées par cette prospection foncière, selon le document qui relaye la position d’EDF. Officiellement, aucune option n’est tranchée quant à l’utilisation de ces terrains, mais cette note du Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire laisse tout de même transparaître la préoccupation principale d’EDF : pouvoir anticiper l’installation de la nouvelle génération de réacteurs - les EPR2.
Un compte rendu écrit, daté du 15 mai 2019, établi par une source proche de la Safer, auquel la Cellule investigation de Radio France a pu avoir accès, conforte cette hypothèse. Elle fait la synthèse de la position de l’électricien français en matière foncière. On peut notamment lire ceci :
"La décroissance du parc nucléaire se traduira par la fermeture de 14 réacteurs d’ici 2035 mais ne conduira à aucune fermeture de site. Pour remplacer les anciens réacteurs, des EPR pourraient être construits.
C’est dans ce cadre-là qu’EDF souhaite renforcer son emprise foncière autour de 16 centrales nucléaires (sur les 19 françaises), afin d’y accueillir :
1/ des ‘zones chantiers’ pour réaliser des travaux de démantèlement / construction de structures supports pour conforter les réacteurs actuels / construction de nouveaux EPR
2/ accueillir de nouveaux EPR (construits par 2 par 2)."
Interrogé sur l’objectif poursuivi, EDF (dont l’État détient 84% du capital), explique que cette prospection foncière "ne présage pas des décisions futures quant à la réalisation des projets, quelle que soit leur nature et au choix des sites qui seraient alors concernés.” À propos du projet de construction de nouveaux réacteurs nucléaires, EDF indique que "les démarches de maîtrise foncière en cours sont couvertes par la confidentialité des échanges entre les parties" mais "cela ne présage en rien des décisions futures quant à la réalisation de ces projets EPR2 et leur implantation, qui relèvent de l’État. Cela n’exclut pas non plus la possibilité de réaliser d’autres projets industriels sur ces sites."
Lire la réponse d’EDF à la cellule investigation de Radio France
Un projet d’EPR sur le site du Bugey
"Lorsque nous avons posé des questions sur l’objet réel de ces achats de terre, la réponse a été très vague", témoigne Anne-Marie Brunet qui habite dans la commune de Loyettes, non loin de la centrale du Bugey. Plusieurs membres de sa famille ont été sollicités par la Safer. "On nous a dit que ça pouvait servir pour ce que l’on appelle le 'grand carénage', des travaux destinés à prolonger la durée de vie des centrales actuelles, pour le retraitement des déchets ou peut-être autre chose…, poursuit Anne-Marie Brunet. On nous a fait comprendre qu’aucune décision n’était prise et que ce serait à l’État de trancher."
"EDF fait de la rétention d’information, déplore le représentant de l’association Sortir du nucléaire au Bugey, Joël Guerry. Nous avions initialement évalué la surface prospectée à 200 hectares. Grâce à un plan cadastral que nous avons récupéré, la réserve foncière visée par EDF était en fait initialement de 334 hectares." Au final, ce sont 150 hectares supplémentaires que souhaiteraient aménager EDF, comme on peut le voir dans un document du syndicat mixte Bugey-Côtière-Plaine de l’Ain (Bucopa), datant du 22 juin 2021.
Joël Guerry fait partie de la Commission locale d’information (CLI) dont l’objet est d’informer élus et associations sur les questions nucléaires. Le 5 mars 2019, il interpelle le directeur de la centrale du Bugey, Pierre Boyer, sur le manque de transparence à ses yeux des projets fonciers d’EDF.
“Il n’est pas question d’avancer de manière discrète ou masquée, répond alors le directeur de la centrale. (…) Pourquoi prospecter ? Pour sécuriser les sites industriels. C’est notre responsabilité première de gérer le présent et l’avenir. Pourquoi avoir éventuellement besoin de place ? À propos du grand carénage, c’est un programme industriel important, de deux milliards d’euros sur dix ans, qui peut nécessiter de la place pour les prestataires qui interviendraient et auraient besoin de bâtiments supplémentaires. La deuxième raison concerne les réacteurs. Leur durée de vie n’est pas infinie. Il arrivera un moment où il faudra déconstruire ces réacteurs. Cette déconstruction nécessitera des actions particulières ayant besoin de place. (…) Il y a aussi le projet de construction de nouveaux réacteurs si la décision est prise, à partir de 2021 par l’État. Donc on se prépare à toutes les éventualités. Aucune n’est plus probable que l’autre."
Travaux sur les centrales actuelles, déconstruction des réacteurs, énergies renouvelables ou installation de nouveaux EPR : sur le papier, toutes les options restent donc ouvertes, estime le directeur de la centrale du Bugey, conformément à la position officielle d’EDF. Mais si rien n’est encore officiellement tranché, le site semble bien s’apprêter à accueillir de nouveaux EPR. “On se pare de nos plus beaux atours pour être prêt le moment venu”, explique, en mars 2022, le directeur de la centrale.
“Jusqu’à la fin 2019, EDF ne parlait pas des EPR, il s’agissait toujours d’une extension pour diverses choses, témoigne de son côté Joël Guerry. Or, le 12 décembre 2019, la communauté de commune de la plaine de l’Ain a voté un vœu pour réclamer une paire d’EPR sur le site du Bugey, suivie le 16 décembre 2019 par le département et les communes de Loyettes et Saint-Vulbas. À partir de là on a clairement vu que nos suppositions se confirmaient : il y avait bien un projet d’EPR sur le site du Bugey.” Cette volonté d’accueillir de nouveaux EPR apparaît également dans un extrait d'un arrêté du président du syndicat mixte Bugey-Côtière-Plaine de l’Ain (Bucopa) de juin 2021. On peut lire qu’“il s’agira de prévoir notamment (…) les conditions que le territoire entend mettre en place pour l’accueil d’une paire de réacteurs nucléaires de nouvelle génération, dits EPR, sur une extension du site du CNPE [Centre nucléaire de production d’électricité] du Bugey.”
Anne-Marie Brunet, conseillère municipale d’opposition à Loyettes (dont le maire est un ancien salarié d’EDF), fait le même constat : certains élus locaux sont favorables à l’installation d’EPR. Elle a pu s’en rendre compte à l’occasion de la modification du Plan local d’urbanisme (PLU), nécessaire à la construction d’équipements industriels sur des terres agricoles rachetées par EDF. “Beaucoup de maires des communes autour des centrales sont d’anciens travailleurs du nucléaire et donc tout acquis à l’éventuelle implantation de projets liés au nucléaire”, explique-elle.
Éviter un “Notre-Dame-des-Landes” du nucléaire
Autour de la centrale de Chinon, en Indre-et-Loire, EDF lorgne sur 120 hectares supplémentaires. Dominique Boutin, voisin de la centrale et militant anti-nucléaire, siège au sein de la Commission départementale des espaces naturels, agricoles et forestiers. “C’est lors d’une réunion d’élus venus présenter leurs projets de territoire à l’automne 2018 que nous apprenons au détour d’une phrase qu’il va falloir réserver 120 hectares pour EDF, témoigne Dominique Boutin. Personne n’était au courant ! C’est comme si tout se passait en cachette. Cela a agacé beaucoup de monde, donc la commission s’est prononcée à l’unanimité contre la disparition de ces 120 hectares.” Un véto qui n’empêche nullement EDF de poursuivre ses projets fonciers, puisque la commission n’a qu’un pouvoir consultatif. "EDF nous explique qu’ils ont besoin de surface, mais, ajoute Dominique Boutin, la question, c’est : pour faire quoi ? S’agit-il d’installations de déchets ? De panneaux photovoltaïques ? D’un nouvel EPR ? On n’en sait rien.”
À Belleville-sur-Loire dans le Cher, EDF a tenté d’agrandir le périmètre de la centrale existante pour installer une piscine de stockage de combustibles nucléaires… sans l’annoncer officiellement. C’est le site Reporterre qui le révèle en février 2018. “Nous avons reçu de manière anonyme deux documents, témoigne Catherine Fumé membre du collectif Loire-Vienne zéro nucléaire : un plan aérien avec un périmètre de 140 hectares autour de la centrale de Belleville-sur-Loire envoyé à tous les propriétaires des parcelles concernées ainsi qu’un questionnaire de quatre pages. Certaines questions étaient parfois assez intrusives comme le fait de demander pour quelle raison les propriétaires ne souhaitaient pas vendre. Tout cela laissait supposer qu’il y avait bien un projet d’ampleur autour du site de la centrale.”
Finalement, deux ans plus tard, EDF abandonne ce projet. “Le langage d’EDF est resté très sibyllin jusqu’au bout, poursuit Catherine Fumé. Pendant deux ans, EDF n’a ni infirmé, ni confirmé ce projet de piscine de combustibles nucléaires. Ils sont restés dans un silence total en disant simplement qu’il y avait un projet, qu’ils faisaient des investigations mais qu’ils n’en savaient pas plus. Pour les riverains, c’est insupportable.”
Parfois, lorsque l’opposition locale à ces extensions foncières est estimée trop forte ou problématique, EDF et la Safer préfèrent renoncer. C’est ce qui s’est passé à Saint-Laurent-des-Eaux, dans le Loir-et-Cher où EDF cherchait à acquérir une centaine d’hectares, avant d’abandonner son projet en mai 2019. Yves-Marie Hahusseau fait partie des agriculteurs qui ont été contactés par la Safer en 2018 pour tenter de racheter son terrain. “EDF et la Safer avaient peur que la situation ne s’envenime et que le lieu ne se transforme en Zone à défendre (ZAD) comme à Notre-Dame-des-Landes, raconte-t-il. Lors de la réunion où la Safer a rendu ses conclusions, le directeur de la centrale est venu me dire : ‘Maintenant que nous avons décidé de stopper le projet, vous allez pouvoir retirer vos pancartes de protestation du bord des routes.’ Visiblement, nos manifestations publiques les gênaient beaucoup.”
La Safer outrepasse-t-elle son rôle ?
Outre ce manque de transparence, associations et riverains s'interrogent sur le rôle que jouent les Safer, car elles se mettent au service de l’électricien français mais aussi de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) sur le site de Bure. “La vocation de la Safer est de préserver la terre agricole, rappelle Catherine Fumé du Collectif Loire-Vienne zéro nucléaire. Or là, elle intervient pour que cette terre ne soit plus agricole mais à utilisation industrielle. Ça pose quand même question. Une partie des terres autour de Chinon qui étaient classées en zones naturelles et agricoles sont ainsi devenues des zones à urbaniser.”
“La Safer ne sort pas de son rôle, répond son président Emmanuel Hyest. Les Safer ont comme mission d’accompagner le développement local, ce qui inclut effectivement la politique de l’énergie. La Safer ne fait pas la politique publique, elle la met en œuvre.” Il semble cependant que, peu à peu, son modèle économique ait évolué. “Les Safer sont en recherche constante de financement, analyse le chercheur en droit rural Benoît Grimonprez. Elles ont vu leur dotation publique s’effondrer avec le temps. Du coup, elles doivent s’autofinancer et le font essentiellement par des interventions sur le marché immobilier et foncier. Ce double-jeu entre favoriser le marché et le réguler est une double casquette qui n’est pas toujours facile à tenir.” Du côté de la Safer, on conteste vouloir faire du chiffre. On explique que les conditions financières consenties par EDF sont les mêmes que celles pratiquées avec d’autres partenaires, soit une rémunération comprise entre 7 et 10 % du bien acquis. “Je rappelle que dans nos conseils d’administration on trouve les représentants du monde agricole, les collectivités, les défenseurs de l’environnement qui discutent nos conventions, précise Emmanuel Hyest. Et nous privilégions toujours la discussion et la médiation à l’expropriation.”
Reste une autre question : celle de l’utilisation de ces terrains. “Le fait qu’un producteur d’électricité achète des terres agricoles sans qu’on sache exactement dans quel but pose un vrai problème, estime pour sa part Tanguy Martin de l’association Terre de liens. Si demain nous voulons vraiment manger bio et local, nous avons besoin de cette ressource. Or nous estimons que chaque année l’artificialisation des terres, c’est-à-dire l'installation d’infrastructures sur des terres agricoles, met en péril la capacité de produire l’alimentation d’une ville comme Saint-Étienne.” Dans un rapport rendu public en février 2022, Terres de liens alerte sur le fait qu’en 2030 plus d’un quart des agriculteurs partiront à la retraite laissant derrière eux cinq millions d’hectares à reprendre, soit près de 20 % de la surface agricole française.
Aller plus loin :
LIRE |
- La note d’éclairage sur le nucléaire, Commission nationale du débat public
- Le grand jeu autour d’influence autour du label vert énergétique européen, Benoît Collombat, Cellule investigation de Radio France
- EDF de plus en plus inquiet pour son parc nucléaire en raison de problèmes de corrosion, Adrien Pécout, Le Monde
- Dans le Centre, EDF cherche mystérieusement à acheter des terrains, Emilie Massemin, Reporterre
- Bugey : un projet de rachat de terres attise la crainte d’un nouvel EPR, Elise Moreau, Mediacités
ÉCOUTER | Les terres à prix d’or : quand les firmes accaparent les fermes, Philippe Reltien, Cellule investigation de Radio France
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