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Thomas Piketty : "En période de récession, augmenter les impôts, c'est catastrophique"

Pour son émission "L'Angle éco", lundi sur France 2, François Lenglet a rencontré l'auteur du best-seller "Le Capital au XXIe siècle", Thomas Piketty. L'économiste propose des pistes pour lutter contre la montée des inégalités.

Article rédigé par franceinfo - Propos recueillis par François Lenglet
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Le journaliste François Lenglet (à gauche) et l'économiste Thomas Piketty, à Paris, en janvier 2015. ( CAPTURE ECRAN FRANCE 2)

Thomas Piketty n'est pas seulement l'économiste de gauche qui a récemment refusé la Légion d'honneur. Il est surtout l'auteur du best-seller Le Capital au XXIe siècle, vendu à plus de 1,5 million d'exemplaires dans le monde. Un succès inattendu pour un livre d'économie, notamment aux États-Unis. François Lenglet a rencontré Thomas Piketty pour son émission "L'Angle éco", consacrée aux inégalités, diffusée lundi 16 février.

François Lenglet : Les inégalités sont au cœur de votre travail qui, pendant vingt ans, est resté confiné dans une sphère de spécialistes. Tout à coup, les lumières du monde entier se sont braquées sur votre livre, qui est devenu un best-seller mondial. Une courbe est au cœur de votre démonstration. Que montre-t-elle exactement ? 

Thomas Piketty : Il s’agit d’un travail historique et collectif, réalisé avec Emmanuel Saez. Nous avons prolongé les résultats d’un économiste américain, Simon Kuznets, datant des années 1950. Nous étudions la part du revenu total des Etats-Unis détenue par les 10% des Américains ayant les revenus les plus élevés au fil du temps.

La courbe de Thomas Piketty et d'Emmanuel Saez sur les revenus et les inégalités de salaires aux Etats-Unis de 1913 à 2012. (© THE WORLD TOP INCOMES DATABASE)

Au début du XXe siècle, environ 50% du revenu total des Etats-Unis est détenu par les 10% des Américains les plus aisés. Cinquante ans plus tard, cette part recule à environ un tiers du revenu total national. C’est au cours des trente dernières années, avec le tournant reaganien des années 1980, par exemple, que les Etats-Unis sont entrés dans un cycle beaucoup plus inégalitaire. Ainsi, en 2012, les 10% des Américains les plus riches détenaient 48,16% du revenu total aux Etats-Unis.

Pendant très longtemps, les Etats-Unis n’ont donc pas été le pays inégalitaire que l’on connaît aujourd’hui. Au début du siècle ou dans la période de l’après-guerre, le pays était même moins inégalitaire que les Etats européens...

Comment expliquer cette montée des inégalités depuis quarante ans ? 

Il y a, bien sûr, l’entrée de la Chine sur le marché mondial du travail, et l’arrivée de nombreux travailleurs peu qualifiés qui ont tiré les salaires vers le bas dans les pays riches. Mais la mondialisation n'explique pas tout. Elle est aussi à l'œuvre en Allemagne, en Suède ou au Japon et la hausse des inégalités est pourtant moins forte dans ces pays.

Ces différences selon les sociétés dépendent de choix d’institutions, de politiques publiques, sociales et éducatives. Vous avez, aux Etats-Unis, une forte inégalité dans le système éducatif, avec un sommet de la population accédant à des universités de très grande qualité, quand les 50% des Américains les plus modestes, eux, en sont écartés. 

Une chose est frappante lorsque l'on étudie cette courbe : les deux pics des inégalités se situent juste avant chaque crise, celle des années 1930 et celle de 2008... 

Oui, c’est vrai. On peut observer des fluctuations autour des crises boursières : les revenus des plus riches diminuent à ce moment-là. Par exemple, 2008 et 2009 n’ont pas été de bonnes années pour exercer vos stock-options si vous étiez un top manager aux Etats-Unis... Mais après les crises, cette courbe remonte. En 2012, vous arrivez, environ, à 51% du revenu total détenu par les 10% des Américains les plus aisés. Il s’agit d’un record absolu pour les Etats-Unis. L’Europe, qui était plus inégalitaire il y a un siècle, n’a pas retrouvé ce niveau...

Les crises financières ont un effet de court terme, mais elles ne modifient pas les évolutions structurelles. Il y a, aux Etats-Unis, une évolution structurelle à la hausse des inégalités, qui se poursuit. Cette augmentation est due à des facteurs de différentes natures, notamment cette très grande inégalité dans le système éducatif. Nous voyons trop peu d’investissements dans les universités publiques, et des droits d’inscription extrêmement élevés dans les établissements privés. Le revenu moyen des parents d’étudiants à Harvard correspond actuellement au revenu moyen des 2% des Américains les plus aisés.

Si l’on réalisait cette courbe pour la France, y aurait-il les mêmes différences ? Observerait-on cette même montée des inégalités depuis trente ou quarante ans ?

La montée des inégalités en France est plus limitée, mais elle existe. Les hauts revenus ont bien davantage bénéficié de la croissance que les revenus moyens ou modestes. Cela est lié au fait que nous avons en Europe - et notamment en France - un Etat-providence, des institutions sociales et éducatives publiques, qui permettent de préserver un modèle relativement plus égalitaire. Mais ces institutions sont fragiles, en particulier dans une situation de concurrence fiscale exacerbée entre les pays européens. Les LuxLeaks l’ont montré : les plus grandes multinationales et les revenus les plus élevés paient parfois moins d’impôts que les PME ou la classe moyenne. De quoi menacer cet équilibre social qui dépend des politiques publiques. 

Justement, quelle est la bonne politique pour réduire ces inégalités ?

Cela dépend des pays. Aux Etats-Unis, nous avons vu une "explosion" des 1% des revenus les plus élevés. Dans ce cadre, il y a une véritable nécessité d’une plus grande progressivité de l’impôt, d’un retour à des taxes plus élevées pour les hauts revenus. En Europe, le problème des inégalités que nous devons résoudre est un peu différent : il s’agit du chômage, et notamment celui des jeunes.

Cela est avant tout dû à une gestion particulièrement calamiteuse de la crise de la dette publique dans la zone euro. Les politiques d’austérité ont transformé une crise du secteur financier privé, venant des Etats-Unis, en une crise de la dette publique. La montée des inégalités, en menant à une stagnation du revenu médian et à une augmentation de l’endettement des ménages, a contribué à fragiliser le système financier privé aux Etats-Unis. En Europe, du fait de notre très mauvaise organisation collective, nous avons transformé cela en crise de la dette publique.

Une monnaie unique, avec 18 dettes publiques différentes, 18 taux d’intérêt sur lesquels les marchés financiers peuvent spéculer et 18 systèmes fiscaux, en concurrence les uns avec les autres, cela ne fonctionne pas. C'est le cœur du problème. La France et l'Allemagne ont été très égoïstes vis-à-vis de l’Europe du Sud. Comme nous avions un taux d’intérêt faible sur notre dette publique, nous avons décidé qu’ils allaient payer. Au final, nous nous retrouvons dans une situation où la récession est présente partout.

C’est l’une des grandes leçons de cette histoire, que j’essaie de décrire dans mon livre. Quand vous avez une inflation proche de zéro et une croissance presque nulle, réduire une dette publique d’une telle ampleur devient impossible. Cela prendrait des décennies.

Certains affirment que les inégalités sont un phénomène normal, lié au talent, au travail et à la réussite. La société doit se préoccuper des plus démunis, mais elle doit également veiller à ce que le talent et le travail s’expriment. Cet argument vous convient-il ?

Je n’ai pas de problème avec l’inégalité en tant que telle, tant qu’elle reste dans des limites raisonnables et utiles pour la croissance. J’ai effectué des recherches avec des données d’entreprises. Quand vous payez un dirigeant 10 millions d'euros par an au lieu d’un million ou de 500 000 euros, obtenez-vous davantage de performances, de création d’emplois ? Je n'ai pas pu le prouver.

Il faut rémunérer les dirigeants correctement, mais vous n’avez pas besoin de les payer 50, 100 ou 200 fois le salaire moyen. Il ne s’agit pas de prôner l’égalité parfaite, mais le degré d’inégalité atteint dans certains cas n’est pas uniquement injuste : il est inutile pour la croissance et même parfois nocif. Cela entraîne, en effet, des comportements de prise de risques à court terme dans le secteur financier, qui se sont souvent avérés nocifs pour l’économie réelle.

L’outil fiscal est un élément sur lequel vous insistez beaucoup dans votre livre. Vous évoquez même un impôt mondial...

Nous pourrions déjà avoir un impôt commun pour les sociétés en Europe. Je pense également qu’il est trop facile de demander à la Grèce de faire payer des impôts à ses contribuables les plus fortunés sans aider le pays. Les banques françaises et allemandes sont très contentes de retrouver les transferts de fonds des contribuables grecs fortunés, mais on ne transmet pas l’information à l’administration fiscale grecque. Nous-même, en France, avions un ministre du Budget qui avait un compte en Suisse. Et cela pourrait se reproduire.

Les gouvernements européens parlent beaucoup de transparence fiscale et financière, mais ils ne font pas grand-chose. Il a fallu attendre des sanctions américaines contre les banques suisses pour avancer un peu en direction de la transparence financière en Europe. Il faudrait aller beaucoup plus loin : un petit nombre de pays, tels que la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, devraient former une union politique et fiscale beaucoup plus forte. Tant que nous resterons dans cette situation de concurrence exacerbée entre pays, nous n’aurons aucune chance de pouvoir lutter contre les inégalités et relancer l’économie. Cette crise de confiance très lourde, qui règne actuellement au sein de la zone euro, continuera tant que nous n’aurons pas démontré que nous voulons vraiment rester ensemble.

Quel regard portez-vous sur la politique européenne de François Hollande ?

Ce que je regrette le plus, pour l’instant, dans le quinquennat de François Hollande, c’est l’absence de propositions pour transformer structurellement la gouvernance européenne. Si la France, l’Italie et l’Espagne proposaient à l’Allemagne une véritable union politique et parlementaire, un Parlement de la zone euro, où chaque pays serait représenté en fonction de sa population, et où seraient prises les décisions en termes de déficit public, de plans de relance et d’impôts sur les sociétés, je pense que nous aurions connu moins d’austérité. L’Allemagne serait, sans doute, tentée de refuser une telle proposition : elle aurait peur d’être mise en minorité par l’Italie et la France. Mais elle ne pourrait pas refuser éternellement.

Le drame du quinquennat de François Hollande, c’est qu’il n’y a pas eu ce genre de propositions. On peut continuer de s’acharner sur les choix initiaux de 2012, qui n'étaient pas les bons, mais c'est le passé... Il reste deux ans et demi de mandat. Il est temps de reprendre le cours de ce débat européen. Nous pouvons aussi mener des réformes fiscales ou des réformes des retraites bien plus ambitieuses que ce que nous avons fait jusqu’à présent. La réorientation de l’Europe doit rester prioritaire. 

Selon vous, la politique fiscale permet de lutter contre les inégalités. François Hollande s'en est servie puisqu'il a tout de même augmenté sensiblement les impôts...

Oui, mais beaucoup trop fortement. En période de récession, augmenter les impôts comme l’a fait François Hollande - comme l'avait fait aussi Nicolas Sarkozy lors de sa dernière année de mandat - est une politique catastrophique. Les impôts ont été beaucoup trop fortement augmentés entre 2011 et 2013, afin de tenter de réduire le déficit à marche forcée. Résultat : nous avons tué le peu de croissance que nous avions, et nous nous retrouvons aujourd’hui avec davantage de chômage, et encore plus de déficits qu’auparavant.

Ce qui est le plus frappant dans la politique fiscale de François Hollande, c’est malheureusement sa très grande improvisation. Souvent, il a fait le contraire de ce qui avait été annoncé avant son élection. Pendant dix ans, le PS, alors dans l’opposition, clamait que la hausse de la TVA était la pire des politiques. Six mois après l’élection de François Hollande, on l'augmentait. Autre exemple : le gel du barême de l’impôt sur le revenu, qui a été maintenu. Je trouve cette succession d’improvisations en matière fiscale et budgétaire assez consternante. 

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