Locaux insalubres, interdictions de parler à la presse… Les étranges contrats des logements “low-cost" pour éviter les squatts
En ce week-end ensoleillé de mars à Nice, dans l’ancien Ephad de la résidence Saint-Charles, tout le monde a la tête dans les cartons. Les résidents, pour la plupart des travailleurs et étudiants, s’organisent pour déménager leurs affaires. Le lundi suivant, il leur faudra rendre les clefs du bâtiment. Car dans cette ancienne maison de retraite reconvertie en logement, ils n’étaient là que temporairement. Le bâtiment doit être détruit. Et en attendant que les travaux commencent, Habitat et Humanisme, qui est gestionnaire des lieux, avait fait appel à la société Monoma pour faire occuper les locaux et ainsi éviter que les lieux ne se transforment en squatt.
Sur le point de partir, les locataires parlent. À l’intérieur, les conditions de vie s’étaient dégradées. "C’est un très bel immeuble, mais vraiment hyper insalubre, constate Guillaume, un des résidents. Il y a de la moisissure partout, des murs qui tombent en miettes. On a dû rafistoler des vitres cassées avec des cartons", précise-t-il. Certes, ces conditions de vie sont compensées par le prix de la redevance, 200 euros par mois, auxquels s’ajoutent 35 euros de charges. "On est content de ne pas payer cher. C'est ce qui fait qu'on accepte certaines choses. Mais si on payait deux ou trois fois plus cher, on n'aurait pas laissé passer", poursuit Guillaume. Car en plus des problèmes d’isolation et de moisissure, les résidents ont constaté l’apparition de rats à l’été 2022. "On a essayé de faire intervenir Monoma, raconte Dino, un autre résident. On nous a promis qu’un dératiseur allait venir. En effet, il est venu. Il a fait son petit devis. Mais ils nous ont laissé avec nos rats."
Alexandre Poitou, le directeur du développement de Monoma en France, reconnaît ne pas avoir donné suite au devis initial – effectivement trop cher, selon l’entreprise – et regrette de ne pas avoir trouvé de solution au problème des nuisibles. "Cela ne reflète pas notre méthode de travail qui consiste en premier lieu à assurer la préservation d’un lieu décent et la garantie de la santé et de la sécurité de nos résidents, commente-il. Nous avons effectué une dizaine d’interventions curatives de plomberie, d’électricité, de jardinerie, posé des filets de protection sur les balcons. Aucune plainte ne nous est parvenue jusqu’à l’épisode des nuisibles."
Des contrats aux clauses très étranges
Mais il n’y a pas que les conditions d’hébergement qui posent question. L’étude des contrats des résidents temporaires laisse également perplexe. Sur vingt pages, on découvre un grand nombre de clauses, d’obligations et d’interdictions auxquelles sont soumises les résidents. Des clauses qui n’ont rien à voir avec celles qu’on trouve dans un contrat de location classique.
Laurence Henry, une avocate, représentait une ancienne résidente d’un autre bâtiment géré par Monoma à Marseille. En 2021, l’entreprise demandait son expulsion. L’avocate liste alors des clauses de son contrat qui lui paraissent, à minima, abusives : interdiction d’inviter qui que ce soit d’extérieur à dormir, nécessité de signaler toute absence de plus de trois jours, interdiction de laisser un ancien résident accéder aux lieux, nécessité de garder "sous sa surveillance" tout visiteur extérieur, ou encore, permettre à Monoma de visiter mensuellement les locaux (et notamment la chambre), "sans être obligatoirement présent ou que le représentant de l’organisme ne soit annoncé".
Plus surprenant encore, figure dans ce contrat un "engagement de confidentialité et de discrétion" dans lequel les résidents temporaires s’engagent à ne pas divulguer d'informations sur le bail, le bâtiment et les conditions d’occupation aux médias sans l’autorisation de l’entreprise. "On peut prévoir dans certains cas des clauses de confidentialité. Mais là, qu'est-ce qui le justifie ? s’étonne maître Laurence Henry. Ce n’est pas illégal en soi, mais cette clause peut porter atteinte à la liberté d'expression."
L’entreprise justifie les nombreuses obligations et interdictions imposées par des questions de sécurité. Le cœur de mission de Monoma, c’est de protéger les bâtiments des squatteurs, précise-t-on. Alexandre Poitou insiste aussi sur la faible redevance que doivent verser les résidents pour loger dans ces résidences : "Une certaine flexibilité, c’est la contrepartie d'une faible redevance, explique-t-il. Je peux comprendre que ça puisse ne pas convenir à tout le monde. Mais pour une place disponible, on va avoir une centaine de demandes." En revanche, difficile d’établir un lien entre "l’engagement de confidentialité et de discrétion", et la sécurité des locaux. Interrogé sur ce point par la cellule investigation de Radio France, Alexandre Poitou reconnaît qu’une telle clause est "d’un autre âge" et "ne devrait pas figurer" dans les contrats. Il s’est engagé à la faire retirer.
Une véritable industrie aux Pays-Bas
Avant de s’installer en France à la fin des années 2000, Monoma, initialement baptisé Camelot, avait déjà une expérience notable dans son pays d’origine, les Pays-Bas. L’entreprise naît là-bas au milieu des années 90, alors que l’industrie de "l’anti-squatt" est en plein essor dans le pays. "Dans les années 80 à Amsterdam, il y avait beaucoup de maisons vides qui étaient squattées, explique Sam de Voogt, un journaliste du média néerlandais NRC. Certains promoteurs et agents immobiliers ont alors proposé de vivre dans un immeuble vide ou dans une maison vide pour un prix modique, tout en gardant le bien occupé, et en empêchant ainsi l'immeuble ou la maison d'être squatté. Ça a été un succès. Et c'est ce qui a conduit à la création de Monoma."
Mais aux Pays-Bas, Monoma n’est qu’un acteur parmi d’autres. Selon un article du média néerlandais Follow The Money, il existe actuellement une trentaine d’agences anti-squatt actives dans le pays dont, outre Monoma, VPS (qui officie également en France), ou encore Ad Hoc.
Mais là encore, bien que le concept initial soit considéré comme vertueux, ces entreprises sont régulièrement dénoncées, notamment pour les conditions dans lesquelles elles hébergent certains de leurs résidents temporaires. C’est dans ce contexte que le journaliste Sam de Voogt enquête sur Camelot en 2020, qui deviendra par la suite Monoma. Il découvre qu'au Royaume-Uni, pays où l’entreprise avait logé 30 personnes dans une villa, seule une toilette était en état de marche. Il identifie encore des cautions non remboursées ou des frais de services excessifs facturés aux Pays-Bas. "C’est une entreprise qui semble se soucier davantage de faire de l'argent, de présenter de bons résultats, plutôt que de s’occuper convenablement de ses résidents", conclut-il.
Le scandale de Louvain, en Belgique
En 2017, Camelot obtient l’autorisation du gouvernement flamand de louer des logements sociaux vacants, en attente de rénovation ou de destruction. Deux ans plus tard, la mairie de Louvain, non loin de Bruxelles, découvre que des familles sont logées dans des maisons non désamiantées, et donc, non conformes aux lois en vigueur. Jan Doucet, qui travaille alors pour l’association flamande Huurdersbond, est l’un des premiers à se rendre sur place : "Ces gens-là étaient satisfaits de leur situation, car ils avaient un toit sur la tête", explique-t-il. Mais selon lui, les résidents n’avaient pas été clairement informés qu’il s’agissait de logements temporaires. "Ils pensaient que c’était leur logement en Belgique pour les années à venir. Cela a a donc été difficile, car on a dû les faire déménager à cause des dangers de l’amiante. C’était une sorte de tragédie sociale…"
A la suite de cette affaire, Camelot a perdu l’autorisation de louer des logements sociaux. La société opère néanmoins toujours sur le marché privé. En 2020, elle change de nom pour la troisième fois et devient Mosaic World, avec sa filiale "anti-squatt", Monoma. "Ils avaient l'impression que Camelot avait acquis une trop mauvaise réputation pour continuer sous ce nom, se souvient Sam De Voogt. C'est pourquoi ils ont voulu en changer." Et c’est sous cette nouvelle appellation que l’entreprise opère désormais en France.
Une loi qui n’a jamais été évaluée
Dans l’hexagone, cette offre de résidences temporaires a vu le jour en 2009, avec la loi de Mobilisation pour le logement et de lutte contre l'exclusion ("Molle"). Son article 101 autorise un "dispositif expérimental", permettant de développer une offre alternative à l’hébergement d’urgence. L’État accorde des agréments à certains organismes publics ou privés qui peuvent louer des locaux vacants temporairement, le temps qu’ils soient rénovés ou détruits. En contrepartie, il est possible aux bailleurs de déroger aux lois existantes en matière de protection des locataires.
"On était dans un contexte de logement particulièrement tendu avec des associations comme Jeudi Noir, qui mettaient en place des squatts dans des lieux vacants, se souvient Julien Chatard, le tout premier directeur de Monoma en France. Tout le monde partait du même principe : il y avait des milliers, voire des millions de mètres carrés vacants en France et on n’en faisait rien, alors qu'on avait des gens qui étaient dans l'incapacité de se loger décemment." Il s’ensuit une opération de lobbying auprès du gouvernement de la part de Monoma, selon Julien Chatard. Le but était de convaincre les pouvoir publics du bien-fondé de leur offre.
Selon René Dutrey, secrétaire général du Haut comité pour le droit au logement, qui a pris part aux concertations à l’époque, "on a vraiment senti à l'époque une vision commune avec le cabinet de madame Boutin, ministre du Logement à l’époque, explique-t-il. C'est vraiment l'entreprise qui a tenu la plume sur la rédaction de cet article à l'époque." De fait, Julien Chatard reconnaît que sa société était présente à toutes les réunions de préparation du décret d’application, après le vote de la loi.
Dans la loi de 2009 il était par ailleurs indiqué que l‘expérimentation prendrait fin en décembre 2013, et qu’elle devait donner lieu à une évaluation. Mais en 2013, la loi Alur la reconduit, puis la loi Elan en 2018, sans qu’aucun bilan ne soit jamais réalisé. En 2018, le ministre du Logement Julien Denormandie reconnaît que cette absence de bilan officiel "n’est pas satisfaisante". Il déclare que l’évaluation du dispositif, qu’il appelle de ses vœux, prendra "un peu plus de temps".
Une pratique qui sera pérennisée ?
En 2023, bien que cette évaluation n’ait toujours pas eu lieu, les députés et sénateurs ont voté en première lecture la pérennisation de ce dispositif. La proposition de loi "Protéger les logements contre l’occupation illicite", portée par le président de la commission aux affaires économiques Guillaume Kasbarian, devrait donc mettre fin au statut expérimental de cette pratique. Informé des résultats de notre enquête, le député Renaissance s’est cependant dit ouvert à un contrôle accru des acteurs agrées par l’État : "Des parlementaires ont proposé des ajustements, soit pour renforcer le pouvoir de contrôle de l'État sur l'agrément, soit pour demander un rapport annuel sur le sujet, explique le député. Je suis plutôt bienveillant vis à vis de cette demande des parlementaires de l'opposition." Ce sera sans doute l’objet des discussions qui auront lieu mercredi 29 mars et lendemain dans l’hémicycle.
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