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"On ne se bat pas pour nous, mais pour tout le monde" : dans le public comme dans le privé, ils font grève le 5 décembre

La mobilisation contre le projet de réforme des retraites annoncé par l'exécutif s'annonce particulièrement importante. Mais les motifs de contestation vont bien au-delà. Franceinfo a interrogé ceux qui vont battre le pavé jeudi. 

Article rédigé par Anne Brigaudeau
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
Des voyageurs entrent dans un RER D le 13 septembre 2019, alors que des syndicats ont appelé à la grève ce jour-là. (SAMUEL BOIVIN / NURPHOTO/AFP)

Cheminots, enseignants ou agents hospitaliers, ils poussent tous un même cri du cœur : "On ne se bat pas pour nous, mais pour tout le monde." Convaincus d'être injustement perçus comme des privilégiés, nombre de salariés des services publics se disent prêts à entamer, jeudi 5 décembre, une grève "reconductible" contre le projet de réforme des retraites, qui doit fusionner les 42 régimes existants en un unique régime à points. Beaucoup ont répondu à notre appel à témoignages, comme l'ont fait aussi des salariés du privé. Mais les motifs de contestation vont bien au-delà. Salaire insuffisant, coût de la vie, surdité politique, manque de moyens ou de considération... Franceinfo passe en revue les raisons de la colère au travers de plusieurs témoignages.

Damien Vitry, conducteur de métro : sur les retraites, "on change le contrat à la mi-temps"

A la SNCF ou à la RATP, le sentiment que le contrat de départ n'a pas été respecté revient comme une ritournelle : '"Quand on rentre dans cette entreprise, on signe un contrat, avec des contraintes et des compensations", explique Damien Vitry, conducteur de métro de 34 ans à Paris, entré à la régie en 2010, et délégué Sud-RATP.

Outre les horaires décalés, très tôt le matin ou très tard le soir, je travaille quatre week-ends sur six et de nombreux jours fériés. Les réveillons ? On oublie ! A Noël, soit on travaille le 24 décembre au soir, soit le 25 au matin. Pareil pour le Nouvel An.

Damien Vitry, conducteur de métro à la RATP

à franceinfo

"Ce sont des choix que j'ai faits, qui correspondent à mes valeurs, comme celle d'assurer le service public, complète-t-il. Si je n'ai pas de réveillon, d'autres pourront rejoindre le leur. Mais ça se paie en termes de vie familiale et c'est pour ça qu'on a des compensations énoncées au départ. Cette réforme des retraites, c'est comparable à un match de foot dont on change les règles à la mi-temps." Ce possible changement lui reste d'autant plus en travers de la gorge que le contrat de départ est déjà bien écorné, avec un âge de départ à la retraite déjà retardé par plusieurs réformes successives (de 2003, 2010 et 2014). "Moi qui suis rentré dans l'entreprise en 2010, je ne pourrai pas partir avant 58 ans avec les différentes mesures qui rallongent la durée de cotisation, si on veut une pension sans décote", déplore-t-il.

Cyril Romero, conducteur de TER : sur les salaires, "le compte n'y est plus" 

Si la réforme des retraites passe, quel intérêt de rester dans le service public ? Dans la région toulousaine, Cyril Romero, 42 ans, s'interroge. "Je suis rentré en 2001 avec un contrat qui me permettait de partir à 50 ans, explique ce conducteur de TER de la région Occitanie, délégué du syndicat Unsa. Mais j'ai subi, comme les autres, les réformes qui ont repoussé mon âge minimal de départ à la retraite à 52 ans et demi, et, dans la réalité, à 57 ans et demi pour une retraite pleine. Et là, on veut nous faire travailler encore plus longtemps ? Pour 2 500 euros net par mois, primes comprises, quel est l'avantage de rester conducteur, avec des services qui commencent parfois à 3h30 du matin ?"

Mes copains qui travaillent à Airbus partent quasiment au même âge, à un ou deux ans près. Mais eux touchent, entre autres avantages, un ou deux mois de salaire en prime d'intéressement [3 480 euros en 2019].

Cyril Romero, conducteur de TER

à franceinfo

"Moi, ma prime d'intéressement, c'est 270 euros, alors que la SNCF proclame partout qu'elle fait des bénéfices sur le trafic voyageurs ! Si les conditions actuelles avaient été les mêmes à l'époque, j'aurais réfléchi et je serais allé voir ailleurs. Le compte n'y est plus", soupire-t-il. A quelque 400 km de là, à Grenoble, le kinésithérapeute Clément Trincat fait le même constat. "Je travaille depuis onze ans à l'hôpital public dans un service de réanimation pour 1 800 euros net par mois, avant impôts. Bien sûr, c'est un choix et je suis motivé, mais on n'arrive plus à attirer qui que ce soit avec ces montants-là. Je ne suis pas contre une réforme des retraites, mais, à un moment donné, il faudra aligner les salaires du public sur ceux du privé."

Mathias Frenger, chargé de communication dans le privé : sur le pouvoir d'achat, "je ne m'y retrouve pas"

La tonalité est différente chez Mathias Frenger, 30 ans, chargé de communication dans une entreprise industrielle de Pamiers (Ariège). Lui s'inquiète du sort des salariés du privé, dont il fait partie. "Au départ, on devait aller vers l'égalité, mais je n'ai pas l'impression que c'est ce qui va se passer. A l'arrivée, on ne va pas réformer le public, c'est le privé qui va absorber les économies, et c'est nous qui allons être sacrifiés." Il va donc faire grève pour marquer son mécontentement, mais aussi pour tirer la sonnette d'alarme sur son pouvoir d'achat. "J'ai un petit salaire de 1 590 euros, en légère augmentation de 40 euros pour la paie, grâce aux baisses de cotisation [décidées par Emmanuel Macron en 2017]", détaille-t-il.

Avec la hausse du gaz, de l'électricité, de la mutuelle qui va augmenter de 3%, des soins médicaux et de l'alimentation, je n'ai pas senti d'amélioration de mon pouvoir d'achat.

Mathias Frenger, chargé de communication dans l'Ariège

à franceinfo

"Je ne m'y retrouve pas, ajoute-t-il. Et je ne sais pas si je bénéficierai cette année des heures supplémentaires défiscalisées. Si on a une baisse d'activité à Noël, mon employeur va me demander de les poser et je ne pourrai pas me les faire payer."

Axel Persson, conducteur de train : avec la mise en concurrence, "on va être transféré à des entreprises pour lesquelles on n'a pas signé"

La "contre-réforme des retraites du gouvernement ? C'est juste la goutte d'eau qui fait déborder le vase", assène Axel Persson, conducteur de train sur les lignes N et U du Transilien en Ile-de-France. Syndiqué à la CGT, ce cheminot de 30 ans constate au quotidien l'avancée de la mise en concurrence. "La SNCF est en train de mâcher le travail au privé en dénonçant les accords existantsOn subit des réorganisations incessantes avec pour but d'être transféré à d'autres entreprises ou filiales pour lesquelles on n'a pas signé", déplore-t-il. 

Et la qualité de sa journée de travail s'en ressent, estime le jeune homme : "Jusqu'à présent, la journée des conducteurs pouvait être mixte : je pouvais passer du TER aux trains Intercités, faire un Rambouillet-Paris, puis un Paris-Le Mans par exemple. Demain, je vais être spécialisé sur une ligne et un marché. Concrètement, sur les lignes U [Paris-Trappes] et N  [Paris-Rambouillet]."

Je vais y perdre en polyvalence, avec des journées plus monotones et des cadences plus élevées.

Axel Persson, conducteur de train

à franceinfo

La concurrence entraînera rapidement, selon lui, des conséquences tangibles. "Il ne va pas y avoir des nouvelles gares ou des nouvelles lignes, s'irrite Axel Persson, mais le transfert d'un monopole public à un monopole privé. Les entreprises qui obtiendront le marché récupéreront le même matériel et le même personnel, qui n'aura plus les mêmes droits ni la même grille tarifaire, ni le même comité d'entreprise. Les perspectives d'évolution ne seront plus les mêmes : on peut prétendre aujourd'hui, au bout de quinze ans, à la formation TGV. Ce ne sera plus le cas. Et si on n'accepte pas le transfert, on est considéré comme démissionnaire."  

Lauren Theplakone, enseignante : "On est méprisés par tout le monde"

Goutte d'acide sur leurs plaies, les salariés du service public, et notamment les enseignants, supportent de moins en moins d'être présentés comme des fainéants. "On est méprisés par tout le monde. Je le vois sur Twitter comme dans la réalité", s'insurge Lauren Theplakone, bien décidée, elle aussi, à faire grève le 5 décembre. "Même en famille, on nous dit qu'on a six mois de vacances pendant l'année. Mais les vacances, c'est pour les élèves ! Moi je pars deux semaines, et le reste du temps, je prépare ma rentrée ! Chaque année, je réinvente ma façon de faire cours !", s'indigne cette enseignante de 30 ans dans une classe de collège ULIS (regroupant des élèves avec un retard de connaissances). 

Mais quand le mépris de certains élus s'ajoute aux sarcasmes, la colère déborde. "Ce qui me fâche, explique Maryline, une professeure des écoles de 52 ans, c'est la façon dont nous sommes traités par les politiques."  

Une députée nous a dit, les yeux dans les yeux : 'Vous êtes mal payée ? Vous n'avez qu'à prendre un deuxième boulot !'

Maryline, professeure des écoles

à franceinfo

Pour Lauren Theplakone, les échanges avec l'autorité de tutelle tiennent du dialogue de sourds. Elle explique à quel point les moyens manquent pour faire son travail comme elle le souhaiterait : "Les enveloppes sont si réduites que je dois dépenser chaque mois 100 euros de ma poche pour les fournitures, qu'il s'agisse de livres ou de boîtes de rangement", s'insurge-t-elle. Cent euros prélevés sur un salaire qu'elle juge très insuffisant : "A bac+5, je ne gagne que 1 700 euros par mois pour un travail fatigant." Que répond le ministre de l'Education au sujet des revendications salariales ? "Jean-Michel Blanquer a créé un Observatoire du pouvoir d'achat des enseignants qui ne sert à rien, sauf à dire ce qu'on sait déjà. Il ferait mieux de nous écouter !", s'énerve la jeune femme, qui fait partie des Stylos rouges, ce mouvement d'enseignants qui veut "faire entendre les revendications du personnel éducatif".

Gabriel Nebois, salarié d'une compagnie d'électricité : un "ras-le-bol généralisé"

Du côté des services publics, beaucoup insistent : ils ne font pas grève pour eux seuls, mais pour tous. “C'est contre la dégradation générale des conditions de travail qu'on veut se battre", martèle Damien Vitry. "Avec le système à points, même les salariés du privé vont y perdre, en passant d'une pension calculée sur les vingt-cinq meilleures années à une retraite basée sur toute la carrière ! On est tous dans la même galère", abonde Reda Benrerbia, un contrôleur de 52 ans à la RATP.

Mais ce "ras-le-bol généralisé" est aussi évoqué par des interlocuteurs plus surprenants. Chargé d'affaires en maintenance mécanique à la Compagnie nationale du Rhône (qui gère des centrales hydroélectriques), Gabriel Nebois, 38 ans, se dit content de travailler dans cette "entreprise privée d'intérêt général". Il envisage néanmoins de faire grève le 5 décembre : si elle est validée, la réforme des retraites lui fera perdre les avantages liés à la convention collective électricité et gaz, similaire à celle dont bénéficie un salarié d'EDF (à l'heure actuelle, la pension à taux plein équivaut à 75% du dernier salaire calculé sur les six derniers mois). Mais selon Gabriel Nebois, il devient plus difficile de montrer son mécontentement. Cet ancien militaire dénonce la "dérive sécuritaire dans le traitement des 'gilets jaunes'Quand j'étais en opération extérieure, j'avais des consignes plus strictes sur l'armement non létal que celles reçues par les forces de l'ordre encadrant les manifestations" de ce mouvement social inédit. "Là, on constate que les ordres sont, disons, très souples avec les grenades de désencerclement, qui est le dernier recours avant l'arme létale." 

Quand on manifeste aujourd'hui, il y a un risque de perdre un œil et de se faire blesser par les forces de l'ordre, qui sont censées nous protéger.

Gabriel Nebois, salarié d'une compagnie d'électricité

à franceinfo

Une raison de plus, selon lui, pour faire grève le 5 décembre, à laquelle Gabriel Nebois ajoute son "inquiétude" sur le climat général et l'avenir : "J'ai un fils de 2 ans et demi. A la retraite, est-ce que j'aurai de quoi lui mettre le pied à l'étrier ?"

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