"L'obligation de travailler les dimanches relève de la fatalité" : des salariés de la grande distribution témoignent
Un hypermarché Cora de Bretagne a licencié "pour faute grave" deux de ses employés qui refusaient de travailler le dimanche. Des salariés témoignent auprès de franceinfo des pressions pour les contraindre à travailler ce jour-là.
A la porte, sans indemnité ni préavis, malgré ses dix-huit ans d'ancienneté. Une salariée de l'hypermarché Cora de Saint-Jouan-des-Guérets (Ille-et-Vilaine), ainsi qu'un de ses collègues, a été licenciée, début avril, pour faute lourde après avoir refusé de travailler le dimanche. L'affaire devrait se régler devant le conseil des prud'hommes de Saint-Malo, d'autant que leur contrat ne les obligeait pas au travail dominical, selon les syndicats.
Les salariés de la grande distribution peuvent-ils encore refuser de travailler le dimanche, alors que les ouvertures dominicales se multiplient depuis l'instauration des lois Macron ? Des employés, mais aussi des managers, racontent les pressions subies ou exercées.
Antoine*, presque la cinquantaine, a passé plus d'une vingtaine d'années dans la grande distribution, notamment dans le groupe Cora. "L'enseigne a adopté un plan à l'échelle nationale pour contraindre les salariés à travailler cinq dimanches matin par an, raconte ce cadre, sous couvert d'anonymat. Dans l'hypermarché où je travaille, j'ai été convoqué avec mon directeur et les autres encadrants, l'an dernier, pour organiser ce planning. Un conseiller juridique envoyé par le groupe nous a indiqué qu'on pouvait imposer aux salariés de travailler cinq dimanches par an jusqu’à 13 heures quel que soit leur contrat."
"Ne pas faire les dimanches, c'est une faute grave"
Le 24 mai dernier, le groupe Cora a d'ailleurs réitéré cette position par communiqué. "La loi institue une dérogation permanente de droit au repos dominical qui n'exige pas le volontariat pour le travail du dimanche matin", estime l'entreprise. Mais cette même loi précise que le travail du dimanche repose soit sur "le volontariat écrit du salarié", soit doit être "prévu dans le contrat de travail". Ce qui n'est pas le cas pour les salariés de Cora.
Au départ, les managers commencent par demander aux salariés les cinq dimanches matin où "ils souhaitent travailler", quitte à leur imposer un autre dimanche si le personnel manque ce jour-là. Seconde étape : "l'encadrement vérifie ensuite si chaque employé a bien posé cinq dimanches par an. Et si ce n'est pas le cas, on met la pression", poursuit Antoine. D'abord par des méthodes insidieuses, qui consistent à "déplacer le curseur de la normalité". "La grande distribution, c'est un système à part, qui lobotomise les gens, décrit-il. Les trois quarts du personnel du magasin pensent que l'obligation de travailler cinq dimanches relève de la fatalité." Il résume ainsi la solitude des autres :
Les chefs arrivent souvent à convaincre les salariés que toute contestation est inutile. Les rares qui se renseignent à l'inspection du travail apparaissent comme des brebis galeuses.
Antoine*, cadre chez Coraà franceinfo
Précarité et fort taux de chômage aidant, les résistances faiblissent, d'autant qu'il y a "très peu de syndicats à cause d'une grosse pression", détaille Antoine. Restent néanmoins quelques récalcitrants à faire plier : "On les convainc de quitter l’entreprise en leur disant qu’ils auront droit au chômage. Si ça ne suffit pas, on leur cherche une faute grave. Ou on leur affirme que ne pas faire les dimanches, c’est une faute grave."
Licencié sans indemnité
C'est ce qui est arrivé à Catherine*, licenciée en début d'année dans un hypermarché Cora. "J'ai subi exactement la même chose que les deux salariés de Saint-Malo, assène cette quadragénaire à la voix tonique. En 2018, j’ai refusé de faire les cinq dimanches qu'ils voulaient m'imposer. Ils n’ont rien dit cette année-là, mais en décembre, ils m’ont à nouveau demandé de m'inscrire pour cinq dimanches en 2019. J'ai refusé."
La direction lui envoie alors trois avertissements, puis licencie "pour faute grave et insubordination" cette salariée qui, depuis deux décennies, disposait six jours par semaine les produits en rayon à partir de 5 heures du matin. "J'ai simplement touché 1 292 euros, le montant de mes congés payés", s'indigne-t-elle encore.
Zéro indemnité de licenciement, après dix-neuf ans de travail à se lever tous les jours à 4 heures du matin ! Je l’ai eu mauvaise. On est traité comme de la merde. J'ai dit au directeur : 'vous me traitez pire qu’une voleuse'.
Catherine*, employée licenciée de Coraà franceinfo
Si elle a pu tenir tête, explique-t-elle encore, c'est parce que ses "enfants sont grands" et que son "mari la soutient". D'autant que cette optimiste ne doute pas de retrouver "rapidement du travail, au pire au smic". "Je ne suis pas une feignante !", proclame-t-elle fièrement.
"Ils se sont débarrassés de la plupart des grévistes"
Même sort pour Elisabeth Carreaud au Cora de Vichy (Allier). Suppléante du comité d'entreprise, cette retoucheuse de vêtements de 54 ans compte, elle aussi, dix-neuf ans d'ancienneté. Elle déclare avoir subi des demandes insistantes pour qu'elle vienne "travailler certains dimanches et certains jours fériés, alors que mon contrat ne le prévoit pas. Ils ont aussi voulu modifier mes horaires et me faire finir tous les jours à 20 heures." Au final, Elisabeth Carreaud s'est fait licencier, selon sa version, pour des absences pendant des jours fériés. "C'est une restructuration déguisée, une façon de virer les anciens puisque le rayon textile va fermer", estime-t-elle. Ni la direction du magasin, ni le siège social de Cora n'ont voulu répondre précisément à nos questions, se contentant de nous envoyer un communiqué général, daté du 24 mai, annonçant des réunions de négociation avec les syndicats.
"Dans ce genre de cas, les salariés vont souvent aux prud'hommes. Et ils gagnent puisque la grande distribution n’a jamais été dans les clous, explique Antoine. Mais c'est prévu : chaque magasin provisionne les sommes nécessaires." En clair, les directions sortent à l'occasion le chéquier pour virer le personnel jugé indésirable, résume Antoine. La grève du 22 octobre 2016 contre le travail dominical à l'hypermarché Cora de Lempdes (Puy-de-Dôme) est ainsi restée gravée dans les mémoires des salariés auvergnats. "Ils se sont débarrassés de la plupart des grévistes, révèle une employée, par des ruptures conventionnelles ou des départs en formation. Quand il n'y a plus eu le budget, ils ont aussi procédé à des licenciements. Mais pas avec ce motif-là, bien sûr."
Une pression de plus en plus forte
Pour pousser au travail dominical, les employeurs mettent en avant les avantages financiers. A commencer par la fiche de paie, puisque le dimanche est censé être mieux payé que les autres jours. Encore que cette majoration varie considérablement selon les employeurs. Si Carrefour paie double ses salariés dans les hypermarchés ouvrant le week-end, les magasins Cora, le plus souvent, leur offraient à peine 20% de majoration, selon les témoignages recueillis. Le conflit social de Saint-Malo a-t-il changé la donne ? Dans son communiqué du 24 mai, la direction de Cora affirme accorder "des contreparties en rémunération majorée de 30% et en repos".
Si l'éventuelle "carotte" ne suffit pas, les sanctions peuvent tomber. Pierre*, qui travaille dans un supermarché toulousain Carrefour Market pour 1 300 euros net par mois, l'a constaté à ses dépens : "Je travaille six jours sur sept en matinée, à partir de 6 heures, plus un après-midi par semaine. Quand j'ai dit non au travail le dimanche, on m'a mis tous les samedi après-midi, si bien que je n'avais jamais un week-end complet. Maintenant, je travaille deux dimanches par mois et j'ai les deux autres dimanches libre, avec le samedi après-midi". La situation, selon lui, est plus dure pour ses collègues femmes.
Les caissières sont souvent des femmes seules avec des enfants, à temps partiel. On leur dit : 'Tu veux un temps complet ? Tu viens le dimanche'. Comment peuvent-elles résister ?
Pierre*, salarié de Carrefour Marketà franceinfo
En 23 ans de métier, déroule-t-il, il a vu les conditions de travail se dégrader, et les effectifs fondre comme neige au soleil : "Dans mon magasin, entre les plans sociaux et les mises à la retraite d'office, on est passé de 45 à 35 salariés. J'ai 54 ans, je suis cassé de partout. J'attends simplement d'avoir l'âge de la retraite et de partir." Chefs, cadres et managers sont tous essorés dans ce secteur usant. "On commence à 1 400 euros pour 70 heures par semaine et un stress permanent", souligne Antoine.
La multiplication des ouvertures de magasin le dimanche ces dernières années a encore accentué la pression. Sans guère de bénéfices, sauf peut-être pour les marques les plus puissantes. "Pour les autres, c'est plutôt un accélérateur à problèmes financiers", analyse le vice-président de la CFTC, Joseph Thouvenel. "Mais ils n'ont pas le choix, sinon, ils se font prendre des parts de marché." Le travail dominical a-t-il au moins créé de l'emploi ? Non, estime Joseph Thouvenel : "Non seulement c'est un désastre familial, mais il s'agit plutôt de transfert d'emploi de la semaine vers le week-end." Les plans sociaux dans la grande distribution semblent lui donner raison. En avril, Auchan faisait savoir qu'il allait revendre vingt-et-un sites représentant sept cents emplois. Et début mai, Carrefour annonçait la suppression de 3 000 emplois.
Qu'en est-il des nouveaux contrats ?
Le pire est-il encore à venir ? En région parisienne, Laurent Degousée, co-délégué du syndicat Sud-commerce, pointe "les petits magasins franchisés qui embauchent souvent des gens en difficulté. Une population très vulnérable, qui n'a pas voix au chapitre et avec qui on peut faire tout et n'importe quoi." Ailleurs, pour en finir avec les réticences des employés, l'automatisation s'accélère. Dominique Holle, de la CGT Puy-de-Dôme, cite cet exemple relayé par le journal La Montagne :
Dans un supermarché de Clermont-Ferrand, Casino ouvre maintenant le dimanche après-midi sans caissière. Les clients paient aux caisses automatiques. Pour les recevoir, il n'y a pas de salarié du magasin mais trois vigiles et une dame avec on ne sait pas quel statut.
Dominique Holle (CGT Puy-de-Dôme)à franceinfo
Du côté de Cora, l'employeur entrouvre une porte puisque des négociations s'ouvriront le 11 juin avec les syndicats sur le travail dominical. Pour les nouvelles embauches, la question semble réglée. "Flexibilité" et "polyvalence" sont de rigueur, et ces néo-salariés devront travailler, selon plusieurs de nos interlocuteurs, "aux heures d'ouverture des magasins". Ils sont donc considérés "volontaires" d'office pour le dimanche, si l'établissement est ouvert ce jour-là. La pratique se répand, mais la question reste sensible. Interrogé sur le fait de savoir si les contrats des recrutés de fraîche date incluaient ou non le dimanche, Monoprix nous a répondu par mail : "Malheureusement, ces informations sont confidentielles."
*Les prénoms ont été modifiés
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