Centre commercial, mon amour
Durant les soldes, qui commencent aujourd'hui, 80% des Français vont se rendre dans ce type de structure. Pourquoi un tel engouement pour ces lieux ?
Des dizaines de vaches, des centaines d'arbres, des milliers d'arbustes et, au milieu, un groupe d'étudiants en agriculture. Les oiseaux chantent à Beaucouzé, en périphérie d'Angers, mais les bovins ne meuglent pas. Dans cette région majeure de l'horticulture française, le silence des animaux n'inquiète pas les jeunes pousses attentives. Les élèves écoutent leur enseignant, malgré les allées et venues des clients, sur le parking boisé. Nous sommes au parc commercial de l'Atoll et les vaches sont des sculptures.
Inauguré en avril 2012, l'Atoll est un phénomène architectural qui attire au-delà des fans de shopping. Avant même de dévoiler ses arguments paysagers en son cœur, ce serpent métallique charme par sa peau blanche et sa structure ovale en résille. Vierge de toutes ces pancartes qui font d'ordinaire la laideur des zones d'activité commerciale, l'Atoll est devenu "un lieu de visite où les habitants emmènent leurs invités", se vante Jean-Sylvain Camus, son monsieur communication. Plus d'un million de visiteurs se sont rendus à l'Atoll le mois de son ouverture. Certains sont prêts à défier le prix de l'essence pour s'offrir le déplacement. Un visiteur sur cinq fait plus de 30 minutes de voiture pour se rendre dans cette enceinte, qui n'en reste pas moins, avec sa soixantaine de boutiques, un temple de la consommation à la gloire d'Alinéa, Castorama ou encore Miss Coquines.
A l'image de l'Atoll, les centres commerciaux sont des chapelles qui se multiplient en France. Après le très chic So Ouest et sa centaine de magasins inaugurés en octobre 2012 à Levallois-Perret, il y aura bientôt, parmi d'autres, le colossal Aéroville à Roissy. Avec 200 boutiques et un cinéma signé Luc Besson, ce géant compte attirer deux fois plus de visiteurs que Disneyland Paris, première destination touristique du pays. La France est ainsi devenue la championne d'Europe des ouvertures de centres commerciaux entre mi-2012 et fin 2013, avec plus de 700 000 m² de réjouissances. Des chiffres qui défient la crise et témoignent d'un appétit français en matière de consommation et de loisirs. Les tribus qui peuplent les centres commerciaux se multiplient elles aussi, dévoilant une palette d'usages de ces lieux parfois insoupçonnée.
Bien qu'à la peine, le modèle du centre commercial en France repose toujours sur une locomotive historique : l'hypermarché, avec sa galerie marchande. Exemple à Villejuif 7, petit centre du Val-de-Marne, couleur brique. "C'est la faim qui m'amène ici", explique, dans un sourire, François, 58 ans, avachi sur son caddie Carrefour. "On trouve de tout en grande surface et j'aime la diversité des rayons, la curiosité éveillée par les nouveautés."
Il y a les clients fidèles. "Je viens pour les avantages carte, raconte Fred, 41 ans, en rouge et noir comme ses bouteilles de Coca-Cola, achetées à l'hyper Auchan du centre commercial de Taverny, ville-dortoir du Val-d'Oise. Je me constitue une cagnotte durant l'année et je gagne un cadeau à la fin, comme un aspirateur ou une centrale vapeur." On compte ses sous, on scrute les promos et la fidélité paye, paraît-il. Marie-Claude, 71 ans, choisit le jeudi pour ses courses à Villejuif, "car il y a des 'bons Pass' de trois euros par tranche de 60 euros d'achat".
Le centre commercial, nouvelle place du village
Plus palpitant que les courses à l'hyper, le shopping dans la galerie marchande attire une autre tribu, celle qui se tire par la manche pour se montrer un petit top et qui s'entrechoque, les bras chargés de sacs. "La clientèle des centres commerciaux est à 70% féminine, avec une surreprésentation des 25-40 ans, livre à francetv info Jean-Michel Silberstein, délégué général du Conseil national des centres commerciaux. Les enseignes visent ces populations."
"Quand on est une fille, on aime faire les magasins", scandent Hélène et Fanny, deux copines de 18 ans, venues aux Portes de Taverny oublier leur condition d'élèves de terminale. "Ça détend de venir ici, confient-elles, devant une boutique de vêtements Promod, avec un tube de Sean Kingston en fond sonore. On ne pense à rien, on cherche de nouvelles choses, on est excitée quand on trouve et on a envie d'acheter." Et puis on recommence. Entre loisir et refuge, la consommation trouve alors son cocon dans les malls et leur chapelet d'enseignes. Si bien que 80% des Français sondés par Ipsos envisageaient, l'an dernier, de se rendre dans un centre commercial durant les soldes d'été.
La nécessité des courses et le plaisir du shopping ne suffisent pas à résumer l'amour des Français pour les centres commerciaux. Un amour parfois contraint, se désolent Daniel, 63 ans, et Marie-Pierre, 58 ans. "On a été obligés de faire des kilomètres pour venir acheter des rideaux, qu'on n'a pas pu trouver ailleurs, confient-ils, de passage à l'Atoll. C'est moche ici, il n'y a que des chaînes, c'est dommage pour le petit commerce."
La rivalité entre centres-villes et centres commerciaux demeure, mais la place du village n'a-t-elle pas finalement déménagé dans les galeries marchandes ? Dans des communes qui n'offrent plus que salons de coiffure et agences immobilières, la vie de la cité s'est déplacée dans les allées climatisées du shopping center le plus proche. Dans la journée, loin du rush des soirées et du samedi, on y rencontre une autre tribu, une France aux 5 millions de chômeurs et aux 13 millions de retraités, en mal d'occupation.
A Villejuif 7, dans les fauteuils mis à disposition des visiteurs, il y a Christian, ancien gardien d'immeuble de 60 ans, devenu SDF. "Je connais presque tous les habitants de la ville, ils me payent un café ou un grec après leurs courses." Il y a le discret Mamadou, 30 ans, Sénégalais qui rêvait d'une carrière de footballeur et qui achète L'Equipe tous les matins pour préparer sa grille de Cote & Match. Il a déjà perdu 3 000 euros en six ans, mais continue à miser 50 euros par week-end, malgré ses faibles revenus. "Je n'ai que ça comme espoir, pour gagner de l'argent, avoir une maison, une femme, des enfants. Le foot va finir par payer."
Pour beaucoup, le centre commercial est la sortie de la journée, avant de passer l'après-midi devant la télé. Abdelkader, 68 ans, est un habitué des fauteuils, dans lesquels il s'installe pour se reposer et croiser "les copains", comme sur un banc public. "C'est fini les rendez-vous au café, ici c'est gratuit et on est tranquille." A Taverny, il y a Françoise, 71 ans, qui a pris sa voiture pour venir bouquiner à Pomme de pain, comme presque chaque matin. "Si on reste chez soi, tous les jours se ressemblent." A l'Atoll, à Angers, il y a Nicole, 52 ans, et sa fille Jennifer, 28 ans, toutes deux au chômage, venues acheter de quoi nourrir leurs lapins nains et leur cochon d'Inde.
Sans l'avoir prévu, certains vont dépenser de l'argent. Car face à la concurrence des achats sur internet, les centres commerciaux cherchent de plus en plus à attirer les flâneurs, dans l'espoir de déclencher chez eux des "achats impulsifs". L'heure est au "fun shopping" et au "retail-tainment". "L'enjeu est de faire de l''expérientiel', pour que le client se sente bien sur place et y reste, décrypte Adeline Ochs, fondatrice de la société d'études marketing Topoye, jointe par francetv info. Le centre commercial est alors un lieu de rencontre et d'activité avant d'être un lieu d'achat."
Le philosophe allemand Walter Benjamin le prédisait dès les années 1930, dans Paris, capitale du XIXe siècle, en décrivant "les grands magasins qui rendent la flânerie elle-même profitable au chiffre d'affaires". Cet été, en périphérie d'Angers, une plage artificielle sera installée, dans la lignée des animations gratuites proposées depuis un an : grand écran sportif, soirée DJ, patinoire, etc. On s'y promène déjà, on déjeune au soleil dans l'un des douze restaurants, les enfants s'amusent sur l'aire de jeu. Nous sommes au parc commercial de l'Atoll et les sculptures sont des vaches à lait.
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