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Témoignages Conditions de travail des magistrats : “plus on travaille vite, plus on risque de se tromper”

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TEMOIGNAGES. Conditions de travail des magistrats : “plus on travaille vite, plus on risque de se tromper”
L'oeil du 20 heures - 7 décembre 2021 TEMOIGNAGES. Conditions de travail des magistrats : “plus on travaille vite, plus on risque de se tromper”
Article rédigé par L'Oeil du 20 heures
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Plus d’un magistrat sur deux a signé une tribune publiée dans Le Monde qui dénonce “une justice qui n’écoute pas et chronomètre tout”. Sur Twitter, ils décrivent une “justice malade”. Des juges, qui s’en tiennent d’habitude au devoir de réserve, ont accepté de s’exprimer à visage découvert, dans L’œil du 20 heures.

Lætitia Pascal est magistrate depuis 20 ans. Non syndiquée, elle a accepté de parler de son métier pour la première fois. Juge aux affaires familiales au tribunal de Grasse (Alpes-Maritimes), elle statue tous les jours sur des affaires de divorce ou de garde d’enfants. 

Des dossiers de vingt centimètres d’épaisseur, dont elle doit analyser toutes les pièces : elle en reçoit une vingtaine chaque semaine. “On est toujours en train de compter : j’en ai fait tant, il m’en reste tant, si j’en fais dix demain, je vais peut être m’en sortir, sinon je travaillerai ce weekend. On a peur d’être passé à côté de quelque chose, de s’être trompé, et plus on travaille vite, plus on a de chances de se tromper.

Des audiences minutées

Des décisions à rendre au pas de course, alors que les justiciables attendent des mois pour passer devant le juge, voire pour certains des années. Ce matin là, au service des affaires familiales de Grasse, les audiences sont minutées. Il y a deux juges pour recevoir une trentaine de couples. Bien souvent, seuls les avocats peuvent parler à l'audience. Lætitia Pascal reconnait ne pas avoir toujours le temps d’entendre les parents : “on les voit se lever, et on voit qu’ils sont frustrés, qu’ils auraient voulu nous dire plus de choses, nous expliquer ce qu’ils avaient sur le coeur, ce qu’ils attendaient de nous dire depuis six mois. Mais on n’a pas été en mesure de donner suffisamment de temps, on ne peut pas.”

La France compte 10,9 juges pour 100 000 habitants, ce qui en fait le quatrième Etat le moins pourvu en juges professionnels de l’Union européenne. Une comparaison à considérer avec prudence, nuance la chancellerie, qui explique que chaque système judiciaire est organisé très différemment.

Syndrôme d'épuisement professionnel

Il y a 9090 magistrats en France au 1er janvier 2021. L’effectif a augmenté de 15% en quinze ans. Encore insuffisant pour les syndicats, qui dénoncent une charge de travail alourdie par des réformes qui se succèdent, et évoquent de multiples arrêts maladie dans la profession.

En Côte d’Or, Julie Lacour, magistrate depuis seulement quatre ans, se remet tout juste d’un arrêt de plusieurs mois. Elle se livre pour la première fois. “On veut donner le maximum, mais il y a un moment où on s’oublie complètement, et on ne le voit pas arriver. Vous avez des douleurs physiques partout, vous êtes de plus en plus irritable, vous avez du mal à garder votre calme et vous n’arrivez plus à réfléchir. C’est comme si vous aviez votre cerveau qui chauffe de manière continuelle, et toutes les idées s’entremêlent. Vous n’arrivez plus à prendre une décision, ce qui était complètement catastrophique dans ma fonction.”

Son médecin a diagnostiqué un syndrôme d’épuisement professionnel, ou burn-out. Le ministère de la justice ne dénombre pas les arrêts maladie chez les magistrats, mais Julie Lacour estime que son cas n’est pas isolé. “Depuis que j’en parle, j’ai beaucoup de collègues qui viennent m’expliquer qu’ils sont au bout du rouleau,” se désole-t-elle.

"C’est très fréquent, mais les collègues n’en parlent pas. C’est assez tabou.”

Julie Lacour, juge des contentieux de la protection à Montbard (Côte d'Or)

à France 2

"Je ne suis pas une machine à vomir des jugements"

Nous avons recueilli les témoignages écrits de deux autres magistrates, en arrêt de travail depuis plusieurs années. “L’institution tente de me faire devenir une autre personne (...) mais je ne suis pas une machine à vomir des jugements,” écrit l’une, quand l’autre dit s’être sentie comme “une machine à broyer du contentieux”. Elles évoquent la “honte”, la “culpabilité”, une Justice qui "a perdu tout sens".

Parmi nos sources : 

"Nous ne voulons plus d'une justice qui n'écoute pas et qui chronomètre tout", Le Monde, 23 novembre 2021

Rapport d'évaluation de la Commission européenne pour l'efficacité de la justice, 2020

Ministère de la justice

Union syndicale de la magistrature

Liste non exhaustive.

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