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Papa poule ou bien encore chevalier errant : qui est Abraham Poincheval, performeur de l'extrême ?

Article rédigé par franceinfo - Juliette Campion
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
L'artiste Abraham Poincheval, le 9 juillet 2018, à Carnoët (Côtes-d'Armor), pendant son tour de Bretagne en armure. (FRED TANNEAU / AFP)

Ses folles performances lui ont permis d'acquérir une vaste notoriété, qui dépasse les seuls initiés à l'art contemporain. Franceinfo a tenté de fendre l'armure de ce maître du dépassement de soi.  

Imaginez la scène : vous conduisez tranquillement sur une petite route déserte du Finistère, en Bretagne, quand vous apercevez un chevalier, en armure de la tête aux pieds, vadrouiller tranquillement sur le bas-côté. Cette scène surréaliste, c'est à Abraham Poincheval qu'on la doit. "Certains habitants m'ont dit : 'On a vraiment cru avoir une hallucination quand on vous a aperçu'", raconte-t-il, amusé, à franceinfo. 

L'artiste quadragénaire est arrivé, lundi 16 juillet, à Brest (Finistère), après un périple solitaire de 120 kilomètres à pied. Vêtu d'une armure de 30 kilos fabriquée sur-mesure et "copie conforme d'un modèle du XIVe siècle", ce chevalier des temps modernes a traversé pendant dix jours une partie du Morbihan, des Côtes-d'Armor, et du Finistère, à raison de 15 kilomètres par jour, sous une chaleur de plomb. Contacté mardi par franceinfo alors qu'il tente de faire tenir son attirail dans ses valises, le performeur se projette déjà : "Tout s'est bien passé, je suis même arrivé plus vite que prévu. Je pense retenter l'expérience ailleurs en France".

Abraham Poincheval marche le long d'un route à Carnoët (Côtes-d'Armor), dans son armure de 30 kilos, le 9 juillet 2018. Il est arrivé à Brest, le 16 juillet 2018, après dix jours de marche.  (FRED TANNEAU / AFP)

Rien ne semble effrayer Abraham Poincheval qui, du haut de son petit gabarit (1,72 m pour 55 kg), se met en scène dans des expériences repoussant les limites du corps humain. Des défis au nom de l'art qui peuvent se révéler très angoissants, comme en 2012, lorsque l'artiste s'est enterré vivant dans un trou de 60 centimètres de diamètre, pendant une semaine entière. 

"C'est comme un voyage immobile" 

A l'image de son épopée bretonne, Abraham Poincheval affectionne l'itinérance. Entre l'automne et l'hiver 2002, pour l'une de ses premières performances, réalisée avec l'artiste Laurent Tixador, les deux hommes avaient marché en ligne droite de Nantes (Loire-Atlantique) à Caen (Calvados), puis de Caen à Metz (Moselle), munis d'une simple boussole. Ils ont relaté leur périple dans un journal de bord écrit à quatre mains, L'Inconnu des grands horizons (éditions Michel Baverey/sept Eds). 

Un voyage hors des chemins tracé où les obstacles ne sont plus les fleuves et les montagnes mais les autoroutes et les stations-service.

Abraham Poincheval et Laurent Tixador

dans "L'inconnu des grands horizons"

Après neuf années de performances en duo, chacun prend des routes différentes, en 2009. Alors qu'il étudie aux Beaux-Arts de Nantes, Abraham Poincheval assiste l'artiste serbe Marina Abramovic, connue pour ses performances très radicales (elle est allée jusqu'à se flageller et congeler son corps). "Je la vois faire sa pièce et je me dis : 'Ah ouais, on peut faire des trucs comme ça avec son corps'", se souvient celui qui enseigne aujourd'hui la performance à Aix-en-Provence. 

Sa marque de fabrique ? S'enfermer dans des habitats restreints et improbables. En 2014, il se barricade durant treize jours dans un ours naturalisé au Musée de la chasse, à Paris. L'image de l'artiste, emprisonné dans la carcasse du mammifère, est restée emblématique de son œuvre.

"Il occupe un créneau assez spécifique dans le champ de la performance, parce qu’il s’intéresse au lien entre l’homme et le minéral, et l’homme et l’animal", analyse Olympe Lemut, journaliste et critique d’art pour Artension et le Journal des Arts. Pour son œuvre Pierre, exposée en 2017 au Palais de Tokyo, l'artiste s'est ainsi enfermé, sept jours durant, dans un roc de 12 tonnes creusé sur-mesure à la forme de sa silhouette. Quelques semaines après, il s'est lancé un autre défi insensé : couver onze œufs de poule jusqu'à la naissance des poussins. Neuf ont vu le jour, en parfaite santé : pari réussi pour le papa poule qui s'est extrait de sa cage en plexiglas, les traits tirés par la fatigue, après 21 jours à tenir chaud à ses progénitures. 

Je me suis aperçu que l'enfermement permettait des expériences très fortes, assez incroyables. C'est comme un voyage immobile.

Abraham Poincheval

à franceinfo

Le quadragénaire, qui a grandi au sein d'une communauté de musiciens dans sa Normandie natale, explique, comme une évidence : "J’ai voulu être artiste parce que je crois que c’est la seule chose que je pouvais faire réellement". Il peut désormais produire jusqu'à trois performances par an. Et, à chaque fois, sa préparation en amont est millimétrée. 

"De la douleur, de la sueur, mais aussi de la joie" 

"Pour moi Abraham, c'est un sportif de haut niveau", témoigne Gilles Desplanques, directeur de la Galerie Ho à Marseille, qui a assisté à l'une des premières performances en solitaire de l'artiste. En 2012, dans un trou creusé pile à sa taille, en plein milieu de la galerie d'art, Abraham Poincheval s'est enterré, caméra embarquée, sous un rocher d'une tonne.

Abraham Poincheval le premier jour de sa performance intitulée "604 800 secondes", à la galerie Ho, à Marseille, le 20 septembre 2012.   (GERARD JULIEN / AFP)

Pour cette expérience intitulée "604 800 secondes", soit la durée totale de son enfermement de sept jours, Gilles Desplanques se souvient que l'artiste s'est minutieusement préparé : "Il travaille beaucoup avant de se lancer dans un nouveau projet", explique-t-il à franceinfo. 

Rien n'avait été laissé au hasard. Il avait consulté des spéléologues et des nutritionnistes et beaucoup travaillé sur son corps. Je me souviens qu'il avait appris à bouger un tout petit peu, mais très fréquemment pour éviter toute paralysie.

Gilles Desplanques, directeur de la Galerie Ho

à franceinfo

Elément essentiel de la réussite des performances d'Abraham Poincheval : la nourriture, qu'il prévoit en grande quantité, avec, comme les astronautes, des aliments lyophilisés. Dans l'ours exposé au musée de la chasse, les deux pattes avant accueillaient ainsi 30 litres d'eau. 

Malgré son apparente sérénité et la décontraction qu'il laisse paraître dans des habitats anxiogènes, Abraham Poincheval confie : "J'angoisse tout le temps. Mais c'est plutôt bien. Ca m'oblige à être attentif à ce que je fais". Son expérience la plus éprouvante ? Couver les œufs. "Maintenir du vivant qui n’est pas notre vivant, c'est très difficile. Je devais m’organiser pour être une copie du système de la poule et j’étais visible 24 heures sur 24, en interaction directe avec le public", se rappelle-t-il. Mais qu'il dévale le Rhône à contre-courant dans une bouteille géante ou qu'il ressorte, chancelant, après sept jours passés à l'intérieur d'une statue d'homme-lion, Abraham Poincheval ne se voit pas comme un performeur "extrême".

Une fois que vous y êtes, vous vous dites : 'finalement, ça va, c’est pas si extrême. La performance suivante, vous vous dites : 'ah non, ça va être trop'. Et puis en fait, ça va.

Abraham Poincheval

à franceinfo

"Souvent, quand les gens pensent extrême, ils s'imaginent que ça va être un dépassement de soi dans un effort obligatoirement violent", note-t-il, précisant qu'il peut y avoir "de la douleur, des larmes, de la sueur, des pleurs mais aussi de la joie". Son jusqu'au-boutisme lui a en tout cas permis d'acquérir une certaine reconnaissance dans le milieu de l'art contemporain français. 

Couver des œufs sous les yeux de Hollande

Ce ne fut pas chose aisée. Quand il a proposé la venue d'Abraham Poincheval, Claude d'Anthenaise, directeur du Musée de la chasse et de la nature, se souvient : "Le conseil d'administration du musée ne comprenait pas qu’il se mette en péril de manière gratuite, ils étaient réticents à ce qu'il vienne dans nos murs", explique-t-il à franceinfo. "Mais heureusement : l’opération a eu énormément de succès !"

Le 2 avril 2017, alors qu'il était en pleine couvaison devant des dizaines d'inconnus au Palais de Tokyo, l'artiste s'est ainsi retrouvé nez à nez, derrière sa vitre transparente, avec François Hollande. "C’était une rencontre assez étrange : un chef d’Etat qui se retrouve devant un mec qui fait la poule, c’est quand même pas tous les jours !", s'amuse l'intéressé. 

Mercredi 29 mars 2017, premier jour de couvaison pour Abraham Poincheval au Palais de Tokyo à Paris, où il est resté assis resté assis trois semaines, sur onze œufs.  (STEPHANE DE SAKUTIN / AFP)

Si les folles expériences d'Abraham Poincheval sont autant plébiscitées, c'est en partie à cause des retombées médiatiques qu'elles engendrent pour les institutions qui les programment. "Sa venue a fait un bruit incroyable : on a même eu des articles en thaïlandais", souligne ainsi Claude d'Anthenaise, en référence à la performance dans l'ours au Musée de la chasseLa critique d'art Olympe Lemut confirme le succès d'Abraham Poincheval auprès du public. 

On vous dit : on va avoir un artiste qui va couver des œufs pendant des semaines. Forcément, ça va faire le buzz.

Olympe Lemut, critique d'art

à franceinfo

"Après, le propre du buzz, c'est que beaucoup de gens ont jugé, sans vraiment comprendre ce que c'était", relativise Claude d'Anthenaise. "Ils ont juste retenu une intervention loufoque."

"Avant, je me faisais traiter de tous les noms"

Après plus de quinze années de performances étonnantes, voire franchement déstabilisantes, Abraham Poincheval sait que les réactions du public ne sont pas que bienveillantes à son égard. "Il y aura toujours des gens qui détestent, en disant que c’est de la merde. Avant, je me faisais traiter de tous les noms", se souvient-il. Une bande de jeunes l'a même menacé, rouant de coups la grande bouteille dans laquelle il se trouvait à Villeurbanne, en juin 2016.

"Mais ça a un peu changé", estime-t-il, mettant cette évolution des mentalités sur le compte d'une démocratisation de la performance comme mode d'expression artistique. "A force de voir des performances un peu partout, le public est beaucoup moins choqué qu'il y a 20 ou 30 ans", confirme Olympe Lemut. Sa bouteille justement, dans laquelle il a effectué plusieurs performances, lui a aussi valu de nombreux retours positifs. 

Même quand il est enfermé, les dispositifs élaborés par Abraham Poincheval lui permettent toujours de dialoguer avec l'extérieur. Quand il était dans l'ours, "des visiteurs venaient tous les jours lui tenir compagnie, lui lire des livres", se souvient Claude d'Anthenaise. En Bretagne, son périple en armure n'a suscité, à en croire l'artiste, que des retours bienveillants. "On me demandait : 'D'où vous venez ? Qu’est-ce que vous faites ? Mais c’est une vraie armure ?' Il y a eu un engouement direct pour la figure de ce chevalier errant", raconte ce dernier à franceinfo. 

A 45 ans, Abraham Poincheval se félicite d'avoir su marquer le milieu de l'art français. "C’est l’endroit parfait pour moi : on peut se poser toutes les questions que l'on veut. L’idiotie a sa place, tout comme l’humour, l’effort, tout peut avoir sa place dans l'art contemporain", se réjouit le Normand, qui vit désormais à Marseille. "Je suis très content qu'on m’identifie parce que ça me permet de pouvoir lancer des projets à grande échelle", poursuit-il. Et s'il ne souhaite pas évoquer ses prochaines mises en scène, il avoue tout de même avoir en tête "un projet de marche sur les nuages". 

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