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Enquête franceinfo Etre une cible, "ça fait partie du métier" : l'opération Sentinelle racontée de l'intérieur par des militaires

Plus de deux ans après son déclenchement, après les attentats de janvier 2015, cette opération de protection de certains sites sensibles mobilise toujours 10 000 soldats sur le territoire. Plusieurs d'entre eux ont accepté de témoigner pour franceinfo.

Article rédigé par Benoît Zagdoun
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Un soldat de l'opération Sentinelle patrouille, le 6 août 2016, à Lorient (Morbihan), pendant le Festival interceltique. (JEAN-SEBASTIEN EVRARD / AFP)

Ils sont sous-officiers dans l'armée de terre. Et depuis un peu plus de deux ans et le déclenchement de l'opération Sentinelle, après les attentats meurtriers de janvier 2015, ces militaires et leurs unités sont mobilisés pour surveiller le territoire national. Après l'agression de l'une des leurs à l'aéroport d'Orly, samedi 18 mars, ils ont accepté de témoigner et de raconter à franceinfo leurs missions de l'intérieur.

Le sous-officier Nicolas* a été déployé à Paris, Lille ou encore Marseille au début de Sentinelle. "Ça s'est fait dans l'urgence, se souvient-il. Au début de l'opération, il y a eu pas mal de soucis au niveau de l'organisation logistique. On a eu un peu de tout et de n'importe quoi. On s'est adaptés, c'est la base quand on est militaire."

"Les conditions de vie étaient presque insalubres"

"Les conditions de vie étaient presque insalubres. C'était dur", confirme le caporal Quentin. "A Paris, certains groupes étaient logés dans des étages de bureaux qui étaient vides et dans lesquels il n'y avait pas grand-chose pour se laver, mis à part un sanitaire, se remémore le sous-officier Nicolas. Dans la capitale, des camarades ont dû s'inscrire dans une salle de sport pour pouvoir prendre leur douche."

On logeait où il y avait de la place. Ça pouvait être un bout de hangar, des parties d'anciennes casernes désaffectées qu'on occupait pour être au moins au sec. On se retrouvait à manger des plats préparés sans pouvoir les réchauffer.

Nicolas, sous-officier de l'armée de terre

à franceinfo

Le sergent-chef Pascal, lui, a eu plus de chance. Les membres de son unité ont été hébergés dans des mairies, des écoles ou des casernes de pompiers. "On n'était pas dans un hôtel quatre étoiles, mais on n'était pas trop mal logés, se rappelle-t-il, stoïque. Que se soit en opération extérieure ou en France, il faut se préparer à être dans des conditions pas toujours agréables. On l'accepte, parce que ça fait partie de nos missions."

"Chez les jeunes recrues, il y a eu un ressenti qui n'a pas été compris, souligne toutefois Nicolas, administrateur de la page Facebook Infos des MilisComment était-ce possible que, sur le territoire national, les conditions ne soient pas du tout à la hauteur, alors que sur des opérations extérieures on arrivait à avoir beaucoup mieux ?" D'autant plus difficile à accepter que, pour la même mission, les CRS et les gendarmes, eux, étaient logés à l'hôtel.

Des soldats de l'opération Sentinelle, le 25 juillet 2016, au fort de Vincennes, à Paris, lors d'une visite de François Hollande et du ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian. (IAN LANGSDON / AFP)

"De gros efforts ont été faits"

"Les militaires sont habitués à des conditions relativement précaires", plaide le colonel Benoît Brulon, porte-parole du gouverneur militaire de Paris et de l'opération Sentinelle. "Le paysage francilien n'était plus adapté à l'arrivée de 10 000 hommes. L'armée n'y disposait plus des infrastructures nécessaires à l'accueil d'autant de troupes, fait-il valoir. L'infrastructure s'est mise en place quand il est devenu clair que la mission allait durer."

Hébergements, véhicules, tenues, équipements de protection... Le colonel et les sous-officiers s'accordent sur un point : "De gros efforts ont été faits et les conditions de vie se sont rapidement et grandement améliorées." Aujourd'hui, "on a des hôtels, des 'zones vie' réservées à l'opération Sentinelle. On mange correctement. On n'a plus trop à se plaindre", reconnaît le caporal Quentin.

"On se sent beaucoup plus utiles qu'avant"

Les missions des soldats aussi ont évolué. "En deux ans, il y a eu un travail de calage du dispositif mis en place après l'attaque terroriste contre le Bataclan, où on nous a reproché de ne pas avoir été présents, assure le colonel Benoît Brulon. Au début, le dispositif était statique. Les militaires participaient à la protection de sites fixes. L'opération n'a plus rien à voir avec ça. Le dispositif est devenu plus mobile, plus imprédictible, plus souple. La dynamisation, avec les patrouilles aléatoires, permet de coller au plus près à la vie de la cité." 

Des soldats de l'opération Sentinelle patrouillent sur le front de mer au Touquet (Pas-de-Calais), le 4 août 2016. (PHILIPPE HUGUEN / AFP)

Le caporal Quentin confie qu'il s'est parfois posé des questions. "On était devant certains bâtiments, tandis que d'autres identiques n'étaient pas protégés. On se demandait pourquoi." Désormais, avec les patrouilles d'un site à un autre, "on se sent beaucoup plus utiles qu'avant."

Est-ce qu'il y a besoin d'avoir autant de monde sur des sites qui ne sont pas forcément d'importance ou sur lesquels il n'y a pas d'activité en permanence ? On peut comprendre que certains se sentent inutiles dans leur mission.

Nicolas, sous-officier de l'armée de terre

à franceinfo

"Rester en statique, c'était fatigant, surtout lorsqu'il faisait froid. Faire de la patrouille, c'est moins éprouvant pour les organismes et ça rend le boulot plus efficace, constate le sergent-chef Pascal. Ça permet de couvrir plus de zones et, avec une patrouille qui tourne de façon aléatoire, de rendre plus difficile l'exécution d'un acte terroriste, même si l'assaillant fait une reconnaissance."

"C'est difficile au niveau du rythme"

Mais Sentinelle pèse d'une autre manière sur le moral des troupes. L'opération mobilise en permanence 10% des effectifs de l'armée de terre. Pour maintenir le dispositif à flot, 70 000 soldats se sont succédé au cours de la seule année 2015, selon l'étude critique rédigée par le chercheur de l'Ifri Elie Tenenbaum.

Depuis deux ans, le caporal Quentin "enchaîne les Sentinelle" de manière "assez rapprochée et assez intensive". "On a toujours les mêmes missions. Sauf qu'en plus de ces missions, on a Sentinelle. C'est difficile au niveau du rythme", affirme le caporal.

Sur une année, j'ai fait six Sentinelle. A l'époque, c'était un mois et demi. Maintenant, c'est passé à deux mois. Faites le calcul : c'est quand même assez chargé. La vie de famille en prend un coup.

Quentin, caporal de l'armée de terre

à franceinfo

Les journées sont longues et les semaines encore plus, insiste le sous-officier Nicolas. "En moyenne, on va se lever à 5h30 et rentrer vers 23h30 ou minuit. En patrouille dans un aéroport, on fait une vingtaine de kilomètres de marche par jour. Et les hommes n'ont parfois que 24 heures de repos, voire moins, en sept jours." Des jours de repos qui sont parfois consacrés à des briefings, en prévision d'une autre mission.

Des soldats de l'opération Sentinelle près de la basilique Notre-Dame-de-la-Garde, sur les hauteurs de Marseille, le 22 septembre 2016. (BORIS HORVAT / AFP)

"Sur trois mois, les militaires vont réussir à rentrer chez eux au maximum trois fois pour des périodes assez courtes, de 24 à 36 heures." Mais il peut arriver que ces permissions sautent, lorsqu'il y a des blessés ou des malades dans l'unité. Autre grief : "Sentinelle empiète sur les entraînements opérationnels. On est moins bien préparés à la mission. La durée d'entraînement est beaucoup plus courte ou alors elle est fragmentée et espacée", déplore le caporal Quentin.

Il y a la fatigue physique à prendre en compte, mais aussi la fatigue morale.

Nicolas, sous-officier dans l'armée de terre

à franceinfo

Des croissants, des cafés, mais aussi des insultes

Depuis deux ans, les militaires ont appris à travailler au milieu des civils. Et les Français se sont accoutumés à la présence d'hommes en treillis et en armes à leurs côtés. "Au départ, on n'est pas forcément préparés à travailler sur le territoire national", expose le sergent-chef Pascal. "Dans les théâtres de conflit à l'étranger, on se prépare à combattre. Là, c'est davantage une mission de surveillance. A part la garde au régiment, on n'y est pas habitués."

Travailler au milieu des civils, ce n'est pas toujours évident. Il faut s'adapter à la vie des gens et ne pas toujours s'inquiéter de la moindre chose qui pourrait nous paraître suspecte pour ne pas paniquer la population pour rien.

Pascal, sergent-chef de l'armée de terre

à franceinfo

"Le regard de la population envers nous a changé. On est mieux considérés, assure le caporal Quentin. Avant c'était un peu plus tendu, il y avait beaucoup d'insultes. A force, ça nous touchait mentalement." Le sous-officier Nicolas garde en mémoire ces touristes qui se prennent en photo devant les militaires sans leur demander leur avis. Ou ces parents qui lancent à leurs enfants béats au passage d'une patrouille : "Si tu n'écoutes pas à l'école, voilà ce que tu feras quand tu seras grand !"

Quelquefois, on peut être assimilés à du mobilier urbain.

Nicolas, sous-officier dans l'armée de terre

à franceinfo

"De temps en temps, mes soldats recevaient des croissants le matin ou des petits gâteaux l'après-midi en remerciement de la part des parents de l'école qu'ils surveillaient", raconte le sergent-chef Pascal. "Une fois, pendant une patrouille de nuit, on nous a demandé si on voulait des pâtes", glisse le caporal Quentin. "Ça nous fait plaisir, parce que la population remarque que c'est quand même dur pour nous et, par gratitude, nous rend ces petits services qui améliorent le quotidien."

"Ça fait un petit moment qu'on est présents. Les gens nous côtoient un peu plus et voient que les militaires ne sont pas des personnes qui ont soif de sang et envie de tuer, mais que nous donnons de notre temps à protéger la population. C'est vraiment là qu'on sent qu'on fait notre travail. Les gens remarquent qu'on est utiles", se félicite le caporal Quentin.

Une patrouille de l'opération Sentinelle, le 16 février 2017, au Louvre, à Paris. (CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP)

"Un rempart" entre la population et les terroristes

Depuis le début de l'opération Sentinelle, des soldats ont été attaqués à quatre reprises : à Nice, à Valence, au Louvre puis à Orly. Un danger, dénoncé par certains experts, que tous acceptent sans broncher. "Les militaires ont toujours été des cibles, parce qu'ils représentent l'Etat. L'affaire Merah l'a montré", analyse le sous-officier Nicolas. "On est une cible, comme la police ou les pompiers. Ça ne changera pas, l'uniforme a toujours été ciblé, poursuit le caporal Quentin. Mais il vaut mieux que nous soyons ciblés, nous, plutôt que les populations, parce que nous pouvons intervenir, nous sommes formés pour ça."

"Ça fait partie du métier. Servir en tout temps, en tout lieu, au péril de sa vie, c'est valable aussi en France", lâche le sergent-chef Pascal. Le colonel Benoît Brulon préfère voir les soldats de l'opération Sentinelle comme "un rempart" entre la population civile et les terroristes. "Lors des deux dernières agressions, au Louvre et à Orly, les militaires ont plutôt été au bon endroit au bon moment", juge-t-il, alors que certains spécialistes doutent de l'efficacité de la mission.

Un militaire de l'opération Sentinelle monte la garde sur le parvis de la cathédrale Notre-Dame, à Paris, le 16 février 2017. (CHRISTOPHE ARCHAMBAULT / AFP)

Les désillusions de la "génération 'Charlie Hebdo'" 

Le caporal Quentin rempilera bientôt. "Je me suis engagé pour le drapeau, pour le pays, pas juste pour une mission", tranche-t-il. Mais des militaires qui ne se réengagent pas, parce qu'ils ne veulent pas rempiler pour de nouvelles missions Sentinelle, "il y a en a beaucoup", assure le sous-officier Nicolas. La "génération Charlie Hebdo", ces jeunes Français qui ont rejoint les rangs de l'armée après les attentats de janvier 2015, a déchanté, constate le sous-officier.

Certains jeunes engagés depuis un an ne connaissent que ça.

Nicolas, sous-officier de l'armée de terre

à franceinfo

"Entre ce qu'ils ont vu à la télévision dans les publicités pour l'armée, ce qu'on leur a montré en centre de recrutement ou de formation – qu'ils pouvaient partir en Afrique, faire la guerre – et la réalité – qu'ils se sont retrouvés dans une gare ou un aéroport à patrouiller toute la journée –, il y a de quoi se poser beaucoup de questions."

Tout cela "peut créer de la lassitude et, comme dans tout travail, entraîner des erreurs ou des fautes d'inattention." Le sous-officier Nicolas s'interroge : est-ce la raison pour laquelle l'agresseur de l'aéroport d'Orly a réussi à prendre en otage une jeune militaire et à s'emparer de son fusil d'assaut ?

* Les prénoms ont été modifiés.

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