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Changement climatique : à la fois bourreau, victime et sauveur, le secteur agricole à la croisée des chemins

Article rédigé par Camille Adaoust
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
A l'occasion de l'opération "Nous Paysans" de France Télévisions, franceinfo revient sur les liens paradoxaux entre agriculture et changement climatique. (JESSICA KOMGUEN / FRANCEINFO)

Franceinfo décrypte les liens paradoxaux de cette activité avec les aléas climatiques et le défi d'adaptation qu'ils posent.

"Si toutes les fermes faisaient pareil, on pourrait compenser une partie des émissions des autres secteurs." Félix Noblia est fier de présenter sa propriété, calée sur la vie des sols, la nature et ses cycles. Ses 150 hectares à Bergouey-Viellenave (Pyrénées-Atlantiques) participent davantage à la solution qu'au problème climatique, selon lui.

Le chemin a été long. Quand il a repris la ferme, il y a treize ans, "elle fonctionnait dans un schéma très traditionnel". Rapidement, les limites sont apparues : de "gros empreints", un mauvais état des sols et l'intime conviction que son secteur était "un émetteur net de gaz à effet de serre" responsables du dérèglement climatique.

Méthane, protoxyde d'azote et dioxyde de carbone

Cette dernière crainte se vérifie dans les chiffres : l'agriculture est le deuxième poste d'émissions de gaz à effet de serre de la France. Elle représente 19% des émissions totales, avec ses 85 mégatonnes de CO2 équivalent en 2019, indique le ministère de la Transition écologique. A l'échelle mondiale, cela grimpe à 24%, selon le dernier rapport du Giec (PDF). Contrairement à de nombreux secteurs, les émissions dues à l'agriculture ne viennent pas tant de sa consommation d'énergie que des processus biologiques.

Au cœur du problème, le méthane (CH4). Son émission est surtout "liée à la fermentation entérique" pendant la digestion des ruminants, explique à franceinfo Sylvain Pellerin, chef adjoint du département AgroEcosystem de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae). Ce gaz à effet de serre a un pouvoir de réchauffement 25 fois supérieur au CO2. Vient ensuite le protoxyde d'azote (N2O), "lié à l'usage de fertilisants azotés", 298 fois plus réchauffant que le dioxyde de carbone. Enfin, le CO2 qui s'échappe lors de l'utilisation d'engins agricoles ou du chauffage de bâtiments d'élevage.

D'autres activités viennent peser dans la balance des émissions du secteur. Du champ à l'assiette, "quand on tient compte de tout le système alimentaire, de l'énergie liée aux transports, à la transformation, à la distribution, etc., on est à plus de 30% des émissions nationales", précise Sylvain Pellerin. Une ultime participation à l'augmentation de la concentration de CO2 dans l'atmosphère vient s'ajouter : le changement d'affectation des sols. Ce processus modifie "les stocks de carbone contenus sur les sols, il peut en résulter une émission de CO2", explique l'Ademe.

Ainsi, si un hectare de forêt est transformé en culture, 2,75 tonnes de CO2 seront émises par an. Le chiffre grimpe à 3,48 tonnes lorsque le terrain était une prairie. "En France, nous n'avons pas de problème de déforestation comme ça peut être le cas en Amazonie. La surface forestière augmente plutôt, précise Sylvain Pellerin, mais la surface en prairie permanente continue de se réduire au profil des terres arables."

Les agriculteurs, premières victimes des aléas

Alors que ces émissions font grimper la température moyenne sur Terre et provoquent des phénomènes météorologiques extrêmes, les agriculteurs font partie des toutes premières victimes. "Le climat qu'on connaissait, régulier, avec des pluies systématiques et attendues, n'existe plus", déplore auprès de franceinfo Denis Guthmuller, président du Syndicat des vignerons des Côtes du Rhône, qui gère aussi 40 hectares de vignes depuis les années 2000.

La recherche confirme le constat du viticulteur. "On observe une variabilité interannuelle. Ça pose souci parce que la météo n'est plus synchronisée avec les phases de développement des cultures", développe Chantal Gascuel, directrice scientifique adjointe environnement à l'Inrae. Les champs viennent donc à manquer d'eau au moment où ils en ont le plus besoin, comme le montre cette image d'une culture desséchée en pleine canicule dans le Loiret, l'été dernier :

Un agriculteur de Chevannes (Loiret) se tient dans un champ en manque d'eau, le 7 août 2020. (ERIC PIERMONT / AFP)

"Les aléas se répètent de manière assez irrégulière. Avant, on avait un incident tous les cinq ans et on se disait : 'L'année prochaine, ça ira mieux.' Maintenant, on a l'impression que chaque année, il y a quelque chose qui ne va pas", décrit Denis Guthmuller, inquiet.

Le Giec explique en effet que "les risques de phénomènes extrêmes liés au changement climatique, telles les vagues de chaleur, les fortes précipitations et les inondations des zones côtières (...) s'aggravent à mesure que le réchauffement augmente". Dans le secteur viticole, les raisins arrivent déjà à maturité bien plus tôt dans la saison, ce qui pousse les producteurs à avancer les vendanges, décrit un document du projet de recherche Laccave (PDF). Le résultat n'est pas satisfaisant : "On doit arbitrer entre la maturité phénolique [qui donne les arômes] et la maturité en sucre", qui détermine le degré d'alcool, explique Denis Guthmuller.

Les producteurs ont également noté une baisse des rendements. Moins "18 à 19%" de céréales en 2020 et moins 30% dans les prairies, chères aux éleveurs. Une baisse de production et donc de revenus. "Il y a une tendance à la baisse ou à la stagnation. Ça n'augmente plus du tout, comme sur ces 20 dernières années", note Julie Bodeau, qui pilote l'observatoire Oracle Occitanie, lancé en 2019 par la Chambre d'agriculture régionale. Ce dernier a pour but de mesurer les impacts du changement climatique sur l'agriculture.

"Les agriculteurs sont quasiment les plus affectés par le changement climatique, ça touche leur outil de production. Ils en ont conscience. Maintenant, que faire ? A quoi faut-il s'adapter ?"

Julie Bodeau, chargée de mission énergie biomasse climat

à franceinfo

Comment s'adapter aux aléas et atténuer la participation de l'agriculture à leur multiplication ? C'est la réflexion que tous les interlocuteurs de franceinfo mènent actuellement. Alors que la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC) (PDF) exige une division par deux des émissions du secteur agricole entre 1990 et 2050, les pistes étudiées sont nombreuses. Méthaniseurs qui convertissent les déchets en biogaz, irrigation des vignes en cas de sécheresse, mise en place d'éléments paysagers comme les zones humides et les haies, usage raisonné des fertilisants azotés… "On réfléchit, parce que c'est un enjeu majeur ! Peut-être que le modèle agricole de nos anciens n'est plus adapté aux conditions climatiques qu'on connaît... On doit travailler autrement", défend Denis Guthmuller. Une transition agricole nécessaire, d'après les producteurs et chercheurs. "Il y a beaucoup de leviers à mobiliser, mais le maître-mot est la diversification. Il faut mettre en place des systèmes moins spécialisés, pour aller dans le sens d'une agriculture moins vulnérable aux aléas climatiques", défendent d'une même voix Sylvain Pellerin et Chantal Gascuel. S'éloigner donc de l'espèce unique dans les champs et "rassembler de nouveau culture et élevage".

"J'ai décidé de tout changer"

Félix Noblia a décidé de mettre en pratique ces réflexions. Quand il a pris les rênes de sa ferme, il a "décidé de tout changer". La vente en circuit court d'abord, ensuite l'arrêt du labour, le mélange des cultures – dernièrement, c'était "blé, féveroles et pois" – et plus récemment la conversion à l'agriculture biologique et le pâturage tournant dynamique, comme il l'explique dans cette vidéo.

Résultat : "Mes sols ont recommencé à fonctionner", se félicite-t-il. Ils ont aussi recommencé à stocker du carbone, en favorisant notamment la photosynthèse des plantes et en évitant de retourner la terre pour y faire prospérer la matière organique. "En mettant tout bout à bout, on stocke 1,5 tonne de CO2 par hectare et par an, c'est le bilan carbone de notre ferme, présente-t-il. Si on arrive à avoir plus de stockage de carbone que de déstockage, on vient lutter contre le dérèglement climatique."

La réponse de l'agroécologie

Félix Noblia pratique l'agroécologie, qu'il définit comme "une agriculture capable de stocker du carbone dans les sols, de préserver la ressource en eau, d'amener de la santé dans les assiettes, de faire revenir la biodiversité et tout ça en étant équitable socialement et en permettant à l'agriculteur d'en vivre et d'en tirer un revenu". Il est loin d'être le seul en France. L'association Fermes d'Avenir, qui encourage la création de tels projets et dont Félix Noblia est vice-président, compte 300 fermes dans son réseau. "Il en faut plus qui pratiquent cette agriculture-là", invite Félix Noblia.

Encore faut-il que ces modèles alternatifs attirent les jeunes agriculteurs et, surtout, les rémunèrent. C'est le but des études qui sont menées depuis plusieurs années à la ferme expérimentale du Bec Hellouin (Eure). Créée en 2006 par Perrine et Charles Hervé-Gruyer, elle met en pratique plusieurs nouvelles techniques d'une agriculture plus résiliente et vertueuse. "On a notamment prouvé qu'un maraîcher peut vivre et tirer un revenu correct – un smic – en cultivant manuellement 1 000 mètres carrés", explique à franceinfo Perrine Hervé-Gruyer.

La cofondatrice du projet se dit optimiste sur l'avenir de l'agriculture : "Les choses bougent, il y a beaucoup de projets en cours. Notre modèle n'est pas là pour remplacer les grandes cultures – j'en comprends la réalité économique –, mais c'est un phénomène qui n'est pas négligeable", dépeint-elle. Elle ajoute avec espoir qu'à plus grande échelle, l'agriculture de conservation, c'est-à-dire qui limite son travail sur les sols, se développe.

Charles Hervé-Gruyer travaille une zone de maraîchage à la ferme du Bec Hellouin (Eure), le 25 mai 2018. (CHARLY TRIBALLEAU / AFP)

L'agroécologie envisagée pour faire face au changement climatique : "Peu de publications font preuve de cette réponse et pour nous, c'est un front de recherche", expose Chantal Gascuel. Si les deux chercheurs de l'Inrae se réjouissent d'assister à une "prise de conscience globale" du secteur, ils s'attendent à de vrais changements dans les années à venir. "Il y a une mobilisation pour adapter les systèmes agricoles, les diversifier à nouveau, réfléchir, construire. La recherche seule ne trouvera pas la solution, c'est en interagissant avec les acteurs qu'on y arrivera", affirme Sylvain Pellerin.

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