Contre la loi Travail, la grève générale aura-t-elle lieu ?
Après trois mois de conflit autour de la réforme du Code du travail, la contestation s'est étendue. Mais les ingrédients ne sont pas encore réunis pour paralyser la France.
La "grève générale" trotte dans les têtes de ceux qui rêvent du Grand soir. C'est le mot d'ordre d'une partie du mouvement Nuit debout, et ce serait une réponse "méritée" à François Hollande et au gouvernement Valls, selon le socialiste Gérard Filoche, invité d'Europe 1, mardi. Vendredi 27 mai, le patron de la CGT, Philippe Martinez, a prévenu que "la mobilisation et les grèves qui durent depuis plus de trois mois" allaient "se prolonger la semaine prochaine, la semaine d'après et l'autre semaine encore si rien ne change". Après le blocage de raffineries et de centrales nucléaires, la grève générale guette-t-elle la France ? Eléments de réponse.
C'est quoi, la grève générale ?
"La grève générale, ça ne veut rien dire en tant que tel", estime Philippe Martinez. Ça commence bien. Disons plutôt qu'il est difficile d'en donner une définition stricte. Le concept de "grève générale" a été élaboré à la toute fin du XIXe siècle. Lors d'un discours au Congrès du Parti socialiste de décembre 1899, l'homme politique Aristide Briand, plutôt hostile à la grève partielle qu'il juge "presque toujours vouée à l'impuissance", défend l'idée de grève générale "qui, en face du patronat, mettra debout le prolétariat tout entier". Ce qui lui vaut à l'époque le sobriquet de "général gréviste".
La grève générale, c'est donc le débrayage de tous les travailleurs, ou au moins d'une part suffisante pour paralyser l'économie. "C'est un mode d'action directe, qui ne passe pas par les institutions, dont l'objectif est la transformation radicale de la société", précise Michel Pigenet, professeur d'histoire contemporaine à l'Université Panthéon-Sorbonne et coauteur d'une Histoire des mouvements sociaux en France (La Découverte, 2014).
La grève générale relève ainsi "plus du mythe que de la réalité", estime Gerd-Rainer Horn, professeur d’histoire politique à Sciences Po, interrogé par Le Monde. Le slogan-jeu de mots "rêve générale" (sic), maintes fois vu dans les manifestations, témoigne du fantasme qui l'entoure. La grève générale porte en elle le "rêve d'une transformation globale", poursuivent Anne Morelli et Daniel Zamora, coordinateurs de l'ouvrage Grève générale, rêve général (L'Harmattan, avril 2016).
#LoiTravail ross "ça fait trop longtemps qu'on prenait des coups sur la tête. On se réveille enfin" pic.twitter.com/ySBKD47RGP
— Carole Bélingard (@CaBelingard) May 26, 2016
Mais alors, ça existe vraiment ?
Tout dépend de la définition qu'on lui donne, car cela change d'un pays à l'autre. En France, cela dépend aussi des historiens. "Aucun pays n'a jamais été paralysé par une grève générale aussi massive et aussi longue que 1936 ou plus encore, que 1968", écrit Antoine Prost dans le magazine L'Histoire en 1988. Pourtant, le "plus puissant mouvement gréviste de toute l'histoire française", en 1968, reste "un mouvement minoritaire", écrit l'historien Xavier Vigna dans La grève générale introuvable, France, 1968-1995.
"Il y a en France une tradition de 'grèves généralisées', ce qui est un peu différent, et dont il n'y a pas d'équivalent à l'étranger, explique Michel Pigenet à francetv info. On oublie souvent la grève d'août 1953 : en plein été, quatre millions de grévistes, dans le service public, paralysent la distribution du courrier, les transports…" Mais cette "grève victorieuse" n'a que très peu touché le secteur privé. Difficile alors, de parler de grève générale.
L'histoire se souvient tout de même de grèves générales ailleurs dans le monde. En Espagne, en 1917, les syndicats UGT (socialiste) et CNT (anarchiste) appellent à la grève générale, entraînant un mouvement national, dont le but est d'abord de réclamer une baisse des prix pour finalement exiger le départ du roi, en vain. Le Royaume-Uni connaît également, en mai 1926, une mobilisation ouvrière d'envergure autour des salaires des mineurs, face à l'Etat qui n'hésite pas à déployer l'armée. Au bout de neuf jours, les syndicats capitulent.
Mais la grève générale peut aussi, paradoxalement, être locale, comme à Seattle (sur la côte ouest des Etats-Unis), en 1919, quand une centaine d'organisations syndicales ont fait trembler l'establishment en prenant le contrôle de la gestion de la ville. Et tout récemment, en avril 2016, l'île de Mayotte, territoire français d'Outre-mer, a connu deux semaines de grève générale pour réclamer l'égalité réelle avec la métropole.
Quels en sont les ingrédients ?
Comme le rappelle Gerd-Rainer Horn, professeur d’histoire politique à Sciences Po, le 15 avril au Monde : "Personne n’a vu venir Mai 68. Les choses se sont passées assez vite et de manière spontanée." Plusieurs principes communs caractérisent toutefois les grèves générales ou généralisées.
Le mécontentement. "Il y a au départ un mécontentement qui peut être politique, comme en 1936, ou social, comme en 1968, explique Michel Pigenet. Aujourd'hui, on peut dire que la loi El Khomri, et surtout le recours au 49.3, ont contribué à ce mécontentement. Dans l'opinion, ça ne passe pas."
La contagion. Au printemps 1968, c'est la répression policière lors de la "nuit des barricades", du 10 au 11 mai, qui provoque une "vague de grèves déferlant rapidement sur le pays", rappelle Xavier Vigna. Deux jours plus tard, 450 manifestations se déroulent dans le pays, et la vague grossit jusqu'à entraîner la paralysie, à partir du 20 mai. Une grève générale implique une mobilisation massive. L'économiste Frédéric Lordon, qui galvanise Nuit debout, l'a martelé dans son discours du 9 avril 2016, et répète sur son blog : "Il n’y aura pas de transformation politique d’ampleur sans un mouvement populaire de masse. Or, un tel mouvement prend nécessairement, pour partie, la forme de la grève générale."
Un objet commun. Au total, "sept millions de salariés se mobilisent par la grève, dont la moitié d'ouvriers", poursuit Xavier Vigna. Et tous les mouvements de masse qui ont marqué l'histoire ont rassemblé des grévistes d'horizons différents (paysans, ouvriers, cadres, étudiants…) autour d'un même enjeu, qu'il soit politique ou économique. C'est ce que les participants à Nuit debout recherchent et revendiquent sous le nom de "convergence des luttes".
La paralysie. C'est l'objectif de la grève généralisée : perturber le plus possible le fonctionnement du système. Un mouvement massif dans plusieurs secteurs clés de l'économie peut ainsi entraîner la paralysie du pays, en particulier lorsqu'il dure plusieurs jours, voire plusieurs semaines.
Alors, est-ce que c'est imaginable en 2016 ?
Tout le monde s'accorde, toutefois, sur un point : personne ne peut décréter la grève générale d'un claquement de doigts. "Cela ne peut pas être une confédération nationale qui appuie sur un bouton pour mettre en grève des salariés", prévient Jean-Claude Mailly, le patron de Force ouvrière. Lors de son congrès en avril, la CGT a d'ailleurs préféré la grève reconductible à la grève générale, malgré l'insistance d'une partie de ses adhérents.
Il faut toutefois souligner que la loi El Khomri a rassemblé contre elle "une pétition d'abord, puis un mouvement étudiant, et les syndicats, discrets au départ, ont retrouvé le devant de l'actualité sociale", observe l'historien. Après le blocage des dépôts de carburant, les raffineries ont pris le relais, ainsi que les ports et les centrales nucléaires. "Il faut aussi tenir compte de la réaction des autorités, de la répression parfois violente" des manifestations, selon lui. "Il y a un mécontentement évident, mais la grève n'est ni massive ni généralisée", constate Michel Pigenet.
Le calendrier scolaire n'y est pas étranger, car il retient une partie de la jeunesse, dont le poids dans les manifestations est incontestable (en 2006, la mobilisation étudiante parvient, en bloquant les universités, à avoir la peau du Contrat première embauche du gouvernement Villepin). A la fin mai 2016, les lycéens de terminale s'apprêtent à passer le baccalauréat, et les étudiants terminent leurs examens. En outre, entre les réformistes, qui soutiennent la loi Travail, et la CGT, qui nourrit la contestation, "les syndicats français sont éparpillés", ce qui rend inimaginable une véritable grève générale. En outre, le secteur public reste peu touché. Si Michel Pigenet ne se risque pas à prédire la tournure que pourrait prendre la contestation, il estime que "c'est un événement inédit, qui laissera des traces".
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