"C'est un coup politique" : comment le vote au Sénat sur la ratification du Ceta s'est transformé en piège pour la majorité
Le gouvernement doit-il s'inquiéter d'un nouveau revers parlementaire ? La ratification du Ceta, le traité commercial entre le Canada et l'Union européenne (UE), risque en effet d'être rejetée par les sénateurs lors d'un vote organisé jeudi 21 mars. L'exécutif a beau vanter les bénéfices de cet accord de libre-échange pour l'économie et l'agriculture française, ses arguments ne semblent pas convaincre les élus de gauche comme de droite. Plusieurs semaines après le début de la mobilisation des agriculteurs, les oppositions veulent enterrer ce traité qui menace selon elles le modèle agricole français et en particulier l'élevage. A trois mois du scrutin européen, cette offensive donne des sueurs froides à la majorité présidentielle.
Le Ceta est pourtant appliqué depuis plus de six ans. Il permet des baisses drastiques des droits de douane entre le Canada et l'UE sur de très nombreux produits, dont des produits alimentaires. L'accord de libre-échange est entré en application après sa ratification par le Parlement européen en février 2017 car la majeure partie du traité (son volet commercial) relève des compétences de l'UE. En revanche, chacun des 27 pays membres doit valider le volet investissements pour que l'accord entre pleinement en vigueur. En sept ans, 17 pays l'ont ratifié. En France, l'Assemblée nationale l'a approuvé en juillet 2019 après de très houleux débats et la colère de la plupart des syndicats agricoles.
"Ce serait un mauvais signal"
Mais il n'a ensuite jamais été présenté au Sénat, passage obligatoire pour engager sa ratification. S'il se retrouve à l'ordre du jour jeudi matin, c'est grâce au groupe communiste. "Puisque le gouvernement n'a jamais trouvé deux heures dans son temps pour nous faire voter sur le Ceta depuis 2019, nous avons choisi à la fin de l'automne d'inscrire son projet de loi à l'ordre du jour de notre niche parlementaire", justifie Cécile Cukierman, sénatrice de la Loire et présidente du groupe communiste.
"En période électorale, la crise agricole est vectrice de toutes les démagogies et toutes les audaces", peste François Patriat, chef de file des sénateurs Renaissance, élu de Côte-d'Or. "C'est un coup politique à l'approche des européennes", enfonce Isabelle Florennes, sénatrice des Hauts-de-Seine et membre du groupe Union centriste. Cette alliée du camp présidentiel a d'ailleurs déposé une motion de renvoi pour reporter le vote de jeudi à plus tard.
"C'est un sujet d'envergure internationale, on ne peut pas en discuter dans une niche parlementaire."
Isabelle Florennes, sénatrice des Hauts-de-Seineà franceinfo
Mais cette motion n'a que peu de chances d'être votée car les sénateurs communistes peuvent compter sur les voix des écologistes, des socialistes et de la droite. Comme d'habitude, aucune consigne de vote n'a été donnée, mais "une majorité assez nette" des élus du parti Les Républicains devrait s'opposer à la ratification du Ceta, estime le sénateur Max Brisson. De quoi espérer atteindre les 174 voix nécessaires pour remporter le vote et peut-être enterrer définitivement la ratification du Ceta, ce qui met le gouvernement sous pression. "Ce serait un mauvais signal vis-à-vis des partenaires et des filières qui seraient très affectées de cet abandon", reconnaît-on à Matignon.
"Notre discours était inaudible"
Pour tenter de rallier le plus de sénateurs possibles, mais aussi l'opinion publique, l'exécutif a déployé ces derniers jours un plan de communication, à grand renfort d'interviews télévisées, de vidéos face caméra pour les réseaux sociaux et de visuels colorés affublés du slogan "jeudi, disons oui au #Ceta !" "Je voudrais juste rappeler qu'on avait beaucoup vilipendé cet accord et que les faits sont têtus, comme disait l'autre. Ils prouvent que cet accord est favorable globalement aux exportations françaises et européennes et particulièrement pour l'agriculture", a assuré Marc Fesneau, le ministre de l'Agriculture, sur franceinfo. Franck Riester, le ministre délégué chargé du Commerce extérieur, a quant à lui vanté des "exportations [en hausse] de plus de 33% en six ans". Selon lui, les fromages exportés ont fait un bond de 60% grâce à la baisse des tarifs douaniers et à la protection des appellations d'origine protégée avec le Ceta.
Des ministres en première ligne "qui font le job", estime le macroniste François Patriat. Mais de son propre aveu, cela ne devrait pas suffire pas à convaincre une majorité de sénateur. "Notre discours était inaudible en pleine crise agricole", constate-t-il, alors que les syndicats mobilisés depuis février étaient opposés au Ceta en 2019, et sont récemment montés au créneau contre un autre accord de libre-échange, avec le Mercosur, en cours de négociation. Dans ce contexte très électrique, les sénateurs ont également reçu de nombreuses sollicitations, dont un courrier de l'ambassadeur du Canada, un autre des Jeunes Agriculteurs, des demandes de la part des filières exportatrices et des syndicats, tandis que des manifestations sont prévues jeudi devant le palais du Luxembourg.
"Envoyer un message à l'Elysée"
Si la motion de renvoi n'est pas adoptée, chacun fera valoir ses arguments au sujet du fameux traité lors d'un débat préalable au vote. Les communistes partageront leurs inquiétudes "sur la question de l'élevage essentiellement", explique Cécile Cukierman, qui voit d'un mauvais œil la pénétration du marché français par des produits alimentaires soumis à des normes canadiennes moins exigeantes que les françaises.
"C'est une concurrence déloyale pour nos agriculteurs, et aussi une incitation à transporter de la viande entre les deux continents, avec un impact environnemental."
Cécile Cukierman, sénatrice de la Loireà franceinfo
Rarement d'accord avec les communistes, Les Républicains partagent cette fois leurs craintes sur l'avenir de la filière bovine et dénoncent l'absence de clauses miroirs, afin d'éviter toute concurrence déloyale en imposant aux agriculteurs canadiens les mêmes normes environnementales et sanitaires qu'en France. "Il ne faut pas que le libre-échange favorise une distorsion commerciale", prévient Max Brisson, balayant les chiffres de hausse des exportations françaises vers le Canada, "un catéchisme obsolète et ringard que nous récite le gouvernement". Les sénateurs LR assument de saisir ce vote pour "envoyer un message à l'Elysée et à Bruxelles", à trois mois d'un scrutin pour lequel ils sont crédités de 7% des intentions de vote dans les sondages.
"On a changé d'ère, on entre dans une période où la souveraineté est cruciale. Il faut que nous ayons ce débat, sinon on alimente les populismes, le sentiment que ces décisions européennes échappent au peuple."
Max Brisson, sénateur des Pyrénées-Atlantiquesà franceinfo
Ce "message" pourrait-il ne rester que lettre morte ? Si le Sénat refuse la ratification du Ceta, il reviendra ensuite à l'Assemblée de trancher. Libre au gouvernement de fixer une date, ou non, pour en débattre, mais il pourrait s'avérer difficile d'enterrer le dossier en plein débat sur l'UE et sur la crise agricole, avec des oppositions aux aguets. A moins qu'un groupe d'opposition n'imite les sénateurs communistes en profitant à nouveau d'une niche parlementaire.
"Le vote aura une incidence"
Le défi serait alors de taille pour le gouvernement qui ne dispose plus de la majorité absolue comme en 2019, lorsque le Palais-Bourbon avait approuvé le Ceta à 266 voix pour. Si les députés rejetaient à leur tour la ratification, le traité pourrait théoriquement être retoqué dans toute l'UE. "La déclaration 20 du Conseil de l'UE prévoit la dénonciation de l'application provisoire du Ceta si la ratification échoue pour un Etat membre", explique Alan Hervé, professeur de droit public à Sciences Po Rennes. "Mais il faudrait que le gouvernement français le notifie officiellement à Bruxelles."
Le scénario est possible mais reste lointain... Le Parlement de Chypre a rejeté la ratification à l'été 2020 (pour protéger le halloumi, son fromage national), sans conséquence à ce stade sur le traité. "Le vote de la France aura une incidence à l'échelle de l'UE", veut croire la communiste Cécile Cukierman. Le camembert sera-t-il plus puissant que son cousin chypriote ? En s'invitant dans la campagne européenne, le Ceta risque en tout cas de se transformer en piège politique pour la majorité présidentielle. Après avoir vanté ses mérites, quitte à s'attirer les foudres des agriculteurs, elle serait tenue responsable de l'échec de la ratification, un coup dur pour ce parti proeuropéen.
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