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Prix du carburant : six questions sur la vente à perte par les distributeurs, que le gouvernement veut autoriser

L'idée évoquée samedi par la Première ministre a été écartée dès mercredi par les principaux dirigeants de la grande distribution.
Article rédigé par franceinfo
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Une automobiliste à la pompe à essence, à Toulouse (Haute-Garonne), le 12 septembre 2023. (ADRIEN NOWAK / HANS LUCAS / AFP)

Face à la flambée des prix du carburant, le gouvernement compte monter au créneau. Elisabeth Borne a promis samedi 16 septembre, dans une interview au Parisien, d'obtenir des "résultats tangibles pour les Français, sans subventionner le carburant". Pour cela, la Première ministre a annoncé que les distributeurs, "les gros industriels", seraient autorisés à vendre le carburant "à perte" pendant six mois. Une mesure "inédite", a insisté Elisabeth Borne. Que cela signifie-t-il ? Avec quels effets attendus ? Franceinfo revient sur cette mesure que les principales enseignes de la grande distribution comptent bouder.

1Que signifie la vente "à perte" ?

Avec cette autorisation, les distributeurs vont avoir le droit de vendre le carburant à un prix inférieur à celui auquel ils l'ont acheté. Il s'agit d'un bouleversement car la revente à perte est interdite en France depuis 1963. Les commerçants ne peuvent "revendre ou annoncer la revente d'un produit en l'état au-dessous de son prix d'achat effectif", explique la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF).

La vente à perte est habituellement autorisée pour une poignée d'exceptions. La répression des fraudes mentionne la cessation ou le changement d'activité commerciale, les fins de saisons (pendant les soldes d'hiver ou d'été), en cas d'"obsolescence technique ou [pour des] produits démodés", ou encore si des produits périssables sont "menacés d'altération rapide".

2A quelle baisse de prix faut-il s'attendre à la pompe ?

"On parle quasiment d'un demi-euro potentiellement en moins par litre", a avancé le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran, sur RTL, dimanche. "On ne dit pas que l'essence va tomber à 1,40 euro dans toutes les stations pendant six mois", a-t-il tempéré.

Si la vente à perte correspond à une baisse de 25% par rapport au prix d'achat, "cela peut être jusqu'à 47 centimes d'économisés sur un litre d'essence", a estimé sur franceinfo Pieyre-Alexandre Anglade, président (Renaissance) de la commission des Affaires européennes à l'Assemblée nationale, vantant "un geste considérable".

Dans la mesure où la marge nette pour les stations-service correspond à un à deux centimes d'euro net pour un litre d'essence vendu à la pompe, une baisse de 50 centimes par litre est jugé "délirante" par un haut fonctionnaire de Bercy, cité dans Le Parisien.

3Les distributeurs vont-ils suivre l'incitation ?

Les principales enseignes de la grande distribution ont mis quelques jours avant de se prononcer. Elles ont annoncé, mercredi 20 septembre, qu'elles refusaient de vendre à perte du carburant. L'interdiction "de la revente à perte est un principe très important du commerce depuis 1963", a estimé le PDG de Carrefour, Alexandre Bompard, lors d'une audition devant la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale, ajoutant qu'"il ne faut pas ouvrir cette boîte de Pandore". Les représentants de E. Leclerc et Système U ont également opposé une fin de non-recevoir à cette proposition.

"Face à l'inflation", "chacun doit et peut faire un effort", a déclaré le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran, devant la presse après le Conseil des ministres, en défendant la mesure malgré l'accueil négatif des distributeurs. "Nous verrons (...) comment les uns et les autres se positionneront au fil des semaines et des mois."

4Cette vente à perte peut-elle être compensée par la hausse des prix d'autres produits ?

"C'est tout à fait possible. Rien n'interdit de le faire", juge François Geerolf, économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). "Si on fait ça [vendre le carburant à perte], on va augmenter le prix des pâtes, on n'est pas complètement cinglés", a ainsi dit, mercredi, le président du groupement Les Mousquetaires (Intermarché, Netto), Thierry Cotillard, qui ne compte pas non plus appliquer la mesure du gouvernement.

"On pense qu'il n'y aura pas de risque d'effet rattrapage", avait déclaré dimanche Olivier Véran, misant sur la "bonne volonté affichée par ceux qui vendent de l'essence de faire des efforts supplémentaires".

5Les distributeurs indépendants sont-ils menacés ?

La vente à perte est "une pratique considérée comme potentiellement dangereuse", explique à franceinfo l'économiste François Geerolf. "De façon générale, seuls les grands groupes ont la capacité financière pour se permettre des pertes pendant plusieurs mois", développe-t-il. Les plus petits acteurs, eux, ne le peuvent pas toujours, et "cela crée une forme de concurrence déloyale".

Le président national de la branche "Distributeurs carburants" du syndicat Mobilians, Francis Pousse, n'a pas caché son inquiétude, dimanche, sur franceinfo. En effet, sur les 6 000 stations-service de France (hors grandes surfaces) représentées par cette organisation patronale, 3 400 stations du groupe TotalEnergies mènent déjà des opérations de plafonnement des prix avec un blocage des tarifs à 1,99 euro le litre. "Je vous annonce que les [2 600] restantes ne pourront pas vendre à perte (...) On a des stations qui font jusqu'à 50% ou 60% de leur marge brute avec du carburant", précise Francis Pousse. Il s'inquiète également de la concurrence avec les grandes surfaces qui, elles, pourront baisser leurs prix. Cela "déstabilise encore plus le marché en défaveur de ceux que je représente. Donc, je suis très, très, très inquiet pour le devenir de mes stations", confie-t-il.

Cette crainte est partagée par Frédéric Plan, délégué général de la Fédération française des combustibles, carburants et chauffages. Pour lui, les stations-service indépendantes risquent de se retrouver dans une situation intenable.

Lors d'une réunion à Bercy, mardi, le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, a fait savoir que "les stations indépendantes bénéficieront de compensations" et qu'elles seront "accompagnées par un plan de transformation pluriannuel visant à leur permettre d'offrir de nouveaux services tels que les bornes de recharge rapides", selon son cabinet.

6Pourquoi l'Etat ne baisse-t-il pas les taxes sur les carburants ?

"Le gouvernement fait face à une équation budgétaire qui n'est pas simple. Le déficit public du pays se trouve à un niveau historique", rappelle François Geerolf. La Cour des comptes a d'ailleurs demandé "un effort substantiel" sur les dépenses afin de réduire le déficit d'ici à 2027. Or une remise à la pompe risquerait de plomber les finances de la France. Ainsi, une remise de 20 centimes sur les prix des carburants pendant un an coûte 12 milliards d'euros, a affirmé Bruno Le Maire, le ministre de l'Economie, sur franceinfo, le 7 septembre. "La responsabilité de l'Etat, c'est aussi de baisser son déficit et sa dette", a fait valoir Elisabeth Borne.

Au-delà des considérations budgétaires, le gouvernement met en avant un principe d'équité pour ne pas reconduire cette mesure "qui n'est pas juste", a argué Olivier Véran.

"Les gens qui gagnent 1 500 euros par mois comme ceux qui gagnent 6 000 euros avaient la même ristourne. Ce n'est pas très égalitaire."

Olivier Véran, porte-parole du gouvernement

sur RTL, dimanche

Des raisons diplomatiques et géopolitiques sont également avancées par l'exécutif. Une baisse du prix de l'essence décidée par l'Etat "veut dire que vous payez la diplomatie pétrolière de Monsieur Poutine et de l'Arabie saoudite qui visent à réduire les volumes pour augmenter les prix", a estimé Bruno Le Maire. "On n'a pas vocation à payer les choix politiques et géopolitiques" de ces pays.

>> Pourquoi une nouvelle ristourne sur le prix du carburant n'est pas prévue

La baisse du prix de l'essence est également écartée pour des raisons environnementales. Le ministre de l'Economie répète régulièrement l'objectif de faire de la France la première économie verte d'Europe à l'horizon 2040. Il faut pour cela investir en faveur de la transition écologique et orienter différemment les fonds. Selon Christophe Béchu, "la solution qui consiste à prendre des mesures budgétaires pour abaisser artificiellement le prix des énergies fossiles au lieu d'investir dans la transition écologique" revient à "mettre un pansement sur une jambe de bois".

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