Divorces, accidents... Chez Dunlop à Amiens, l'autre visage de la flexibilité
Francetv info est allé à la rencontre des salariés de Dunlop, dont l'usine amiénoise est présentée comme un exemple en matière de flexibilité contre le chômage.
Il est 21 heures précises, sur le parking du site Dunlop d'Amiens (Somme). Ce soir-là, comme tous les autres, les ouvriers de journée quittent l'usine, tandis que la relève de nuit arrive, dans un vent glacial baigné d'une désagréable odeur de gomme.
Face à la dure et intransigeante section CGT de Goodyear, ces salariés seraient les modèles à suivre en matière de flexibilité. A Amiens, c'est la caricature que certains font parfois pour résumer l'opposition entre les deux usines de pneumatiques de l'espace industriel Nord. Propriétés du même groupe, les deux entités connaissent deux destins radicalement différents.
Chez Goodyear (Amiens-Nord), cinq années de combat juridique entre la CGT et la direction ont conduit cette dernière à annoncer la fermeture du site, jeudi 31 janvier, et avec elle le licenciement prochain de ses 1 173 salariés. De l'autre côté de la route, chez Dunlop (Amiens-Sud), les responsables syndicaux ont accepté en 2008 de lourdes concessions sur l'organisation du travail, et l'avenir du site semble préservé, au moins à court et moyen terme. Du coup, la tentation est grande de faire de l'usine picarde de Dunlop un exemple en matière de flexibilité. Mais à quel prix, pour les 950 salariés ?
"Vous n'imaginez pas comme c'est dur, à l'intérieur"
Il y a bientôt cinq ans, pour sauver leur emploi, les ouvriers ont accepté de passer des "3x8" aux "4x8", c'est-à-dire d'enchaîner deux jours où ils travaillent le matin (de 5h à 13h), deux jours l'après-midi (de 13h à 21h), deux jours la nuit (21h à 5h), et deux jours de repos. Certains, qui ne travaillaient pas le week-end, ont découvert l'usine le samedi et le dimanche. En contrepartie, la direction a investi plus de 40 millions d'euros dans le site, et a accordé une prime exceptionnelle de 3 500 euros pour chaque salarié, ainsi que des augmentations de salaires.
Ce changement d'organisation "a remis en cause leurs vies de famille et associative. Certains se sont adaptés, d'autres pas du tout", reconnaît aujourd'hui l'ancien leader syndical CGT de Dunlop-Amiens, Claude Dimoff, désormais en retraite. "L'adaptation ne s'est pas faite comme il faut. Notamment parce qu'on avait une direction très dure avec les salariés", confirme le secrétaire du comité d'établissement, Thierry Récoupé.
Sur le parking d'Amiens-Sud, difficile de parler avec les ouvriers des 4x8 et de leurs répercussions sur le quotidien. "La direction nous a conseillé de ne pas parler aux journalistes", explique l'un d'eux, sans prendre le temps de s'arrêter. "Vous n'imaginez pas comme c'est dur, à l'intérieur. Je ne souhaite à personne de vivre ce qu'on vit. Mais au fond, on n'a pas le choix", répond l'un de ses collègues, qui précise être agent de fabrication depuis près de treize ans, mais refuse de donner son nom. "Ici, mieux vaut ne pas faire de bruit."
Divorces, fatigue, accidents du travail…
Les élus du personnel se font les porte-parole de ces petites et grandes souffrances devenues quotidiennes. Représentant syndical au comité d'entreprise, Nicolas Joseph est entré dans l'entreprise en 1995 comme intérimaire, avant d'être embauché deux ans plus tard. A 44 ans, il évoque "un rythme de travail insupportable". En une heure de discussion, il aborde tour à tour sa vie de famille, "devenue impossible" ; sa femme, qu'il voit "moins qu'avant" ; sa fille de 10 ans, qu'il "ne peut plus emmener au sport une semaine sur deux" ; le football, qu'il a arrêté "faute de pouvoir s'entraîner suffisamment" à cause des horaires décalés ; les changements d'horaires permanents, sources de "troubles de sommeil"...
Et puis il parle de ses collègues. "Il y en a qui disent qu'ils sont plus tendus qu'avant, avec leur femme, leurs enfants. Ils crient dessus pour un rien quand ils rentrent chez eux. Et puis il y en a qui se sont mis à boire, certains à se droguer...", énumère Nicolas Joseph. "Quand on est passé aux 4x8, certains ouvriers ne voyaient plus leurs conjointes... Ça a mené à des séparations et à des divorces", ajoute le délégué syndical CFTC, Thierry Récoupé.
Autre conséquence néfaste : les accidents du travail, qui auraient augmenté selon un autre syndicaliste. "En fait, c'est surtout les accidents graves qui ont augmenté, précise Stéphane Moreno, secrétaire adjoint du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Quand vous êtes fatigué, quand vous êtes stressé par rapport à la crise, par rapport à l'avenir de l'usine... Vous vous blessez."
Les représentants du syndicat Sud-chimie évoquent également trois suicides ces dernières années, même si officiellement, l'origine n'est pas directement liée au travail. "La direction explique que c'est lié à des problèmes d'ordre privé. Mais ces problèmes familiaux, ils sont dus au rythme infernal dans l'entreprise !" juge Stéphane Moreno, qui souligne que selon les derniers chiffres, pas moins de 150 salariés ont consulté récemment la psychologue de l'entreprise. Soit quelque 15% des effectifs.
"C'est ça ou le chômage"
Aujourd'hui, Thierry Récoupé affirme que le rythme de travail en 4x8 est quand même moins dur que dans les mois qui ont suivi sa mise en place. "La crise a fait ralentir notre production." De 18 000 pneus par jour, elle a chuté à 9 000 pneus par jour. Cette année, l'usine a fermé 35 dimanches, contre 12 dimanches l'an passé.
"Et puis il y a la peur du chômage, évidemment. Dans la situation économique actuelle, on ne doit pas être exigeant. On est dans une région sinistrée en matière d'emploi. Alors il faut être responsable, estime Thierry Récoupé. Quand une usine ferme, il faut voir les drames humains que cela engendre. Alors il faut se dire que faire les 4x8, c'est pas plus destructeur que d'être au chômage."
Ce jour-là, dans la grisaille amiénoise, rares sont ceux qui croient à une embellie prochaine. Beaucoup affirment que leur site est le moins rentable du groupe, derrière l'usine voisine de Goodyear qui s'apprête à fermer. Même Thierry Récoupé, qui semble un peu moins pessimiste que la plupart des salariés, se montre très prudent : "Quand on a accepté de passer aux 4x8, la direction s'est engagée à maintenir l'emploi, au moins jusqu'à fin 2014. Donc pour l'instant, on est à l'abri. Est-ce que pour autant on est sorti de l'auberge ? Est-ce que notre usine a un vrai avenir ? Je ne suis pas Madame Soleil...".
Sollicitée pour les besoins de notre enquête, la direction de Dunlop n'a pas souhaité répondre à nos questions.
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