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Cadeaux de Noël, privations et impayés : comment les familles modestes font face aux dépenses de fin d'année

Pour les ménages qui peinent à finir chaque mois, décembre constitue un casse-tête supplémentaire. Nombre d'entre eux se serrent un peu plus la ceinture pour préserver leurs enfants et prendre part, coûte que coûte, à cette fête populaire.

Article rédigé par Yann Thompson
France Télévisions
Publié
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De nombreux ménages à bas revenus appréhendent les fêtes de fin d'année, qui pèsent lourd sur leurs budgets déjà contraints. (ELLEN LOZON / FRANCEINFO)

"Maman, quand est-ce qu'on achète notre arbre de Noël ?" Marie-Madeleine a retenu son émotion, début décembre, face à la question innocente de sa fille de 5 ans. Depuis que son mari a été emporté par le Covid-19, en mai 2020, cette infirmière en réanimation d'un hôpital francilien est en arrêt de travail. Au traumatisme de la mort s'est greffé le choc de la pauvreté. "Je lui ai répondu que le sapin perdrait ses aiguilles si on l'achetait trop tôt. Je me laisse une semaine ou deux pour trouver l'argent."

Pour cette mère camerounaise de 38 ans, très attachée aux célébrations catholiques de Noël, "ce moment de bonheur est devenu une épreuve de plus, un stress financier". Il y a quelques semaines, après des mois de patientes économies, elle a offert une belle fête d'anniversaire à sa fillette. Il ne lui reste plus que 20 euros pour Noël. "J'ai caché certains cadeaux que lui avaient apportés des copains d'école et qu'elle avait seulement déballés. Je vais les remballer. Elle aura au moins ça sous le sapin."

En France, pour plus d'un tiers des ménages modestes ou pauvres, la période de Noël est source d'inquiétude, selon un sondage Ifop pour l'association Dons solidaires, réalisé à la mi-novembre. Ne pas pouvoir offrir de cadeaux est la principale crainte évoquée par les sondés. Malgré tout, ces derniers rivalisent d'imagination et de sacrifices pour s'inviter à cette fête devenue commerciale.

Préparer Noël dès la rentrée

Dans certaines familles, dont plusieurs ont répondu à notre appel à témoignages sur les achats de Noël, le premier commandement pour des souliers bien garnis tient en un mot : anticiper. "En octobre, une dinde coûte moins cher qu'en décembre. J'en achète une dès l'automne et je la congèle pour la ressortir au réveillon", témoigne Angélique, 50 ans, mère de cinq enfants.

"Pour le foie gras aussi, autant s'y prendre à l'avance, en vérifiant que la boîte n'aura pas atteint sa date de péremption avant les fêtes."

Angélique, sans emploi

à franceinfo

Mariée à un éleveur de vaches limousines en Charente, Angélique a pris l'habitude d'accumuler des "babioles" au gré de ses courses dans les enseignes à petits prix comme Noz, Action ou La Solderie. "Je suis sûre d'avoir plein de petits cadeaux à glisser sous le sapin, même en cas de dépense imprévue en décembre", explique-t-elle.

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"Certaines familles précaires se projettent sur Noël dès qu'elles ont bouclé les dépenses de la rentrée scolaire, fin septembre", rapporte Eva Delacroix, enseignante-chercheuse à l'université Paris-Dauphine et co-auteure de Marketing et pauvreté : être pauvre dans la société de consommation (éditions EMS, 2017). "Lors de mes recherches, j'ai vu des mères réduire de 20 euros le montant de chaque chariot de courses pour constituer une cagnotte pour Noël."

D'autres décident, dès le début de l'année, de garder jusqu'à Noël les euros accumulés sur leur carte de fidélité de supermarché. En apparence anodin, ce choix peut être soumis à rude épreuve, au fil du temps, lorsqu'il s'agit de trancher entre la fin du mois et la fin de l'année.

Des arbitrages financiers drastiques

Aux confins de l'Ardèche, au bord de la Drôme, Sophie, 49 ans, est une grand-mère soucieuse d'offrir un Noël "féerique" à ses deux petites-filles. Elle veut aussi "assurer" vis-à-vis de ses jumelles de 26 ans. Elle leur avait donné le choix entre un cadeau d'anniversaire ou un cadeau de Noël. La deuxième option a eu leurs faveurs.

Avec 900 euros par mois, en invalidité, Sophie dispose d'une marge de manœuvre limitée. Ces derniers mois, pour consacrer plus d'argent à ses proches, elle a réduit son train de vie. "J'ai résilié un petit plaisir que je recevais de temps en temps chez moi, un coffret de soins bio à 30 euros, détaille cette célibataire. Je ne vais plus à la piscine. J'ai renoncé à une inscription à une activité Pilates. Je suis sur le point de couper mon abonnement internet." Tout cela ne suffira peut-être pas pour Noël.

"Je vais profiter de la trêve hivernale pour faire sauter mon loyer de décembre, que je rattraperai sur janvier et février."

Sophie, en invalidité

à franceinfo

Avant ces renoncements, la quadra avait déjà revu son alimentation. Plutôt que de s'astreindre à trois repas par jour, elle s'était concentrée sur "un bon dîner, équilibré". Elle peine désormais à maintenir ce critère de variété nutritionnelle, "sidérée" par la hausse des prix des denrées alimentaires. L'une de ses filles se prive aussi, réduisant ses portions pour en laisser à ses enfants en bas âge.

Dans les familles pauvres, 76% des parents sondés par l'Ifop en vue des fêtes déclarent qu'ils vont rogner sur certaines dépenses courantes. Les postes les plus touchés sont les sorties (citées par 34% des répondants), l'habillement (30%) et les vacances (29%). Viennent ensuite l'alimentation (24%) et le chauffage et l'éclairage (17%). La santé peut aussi être sacrifiée, selon Sandra Hoibian, directrice du pôle Société au Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Crédoc)"Il s'agit notamment de reporter au maximum les soins dentaires ou un changement de lunettes", illustre-t-elle.

Les cadeaux, une "dépense très sociale"

Pourquoi de tels efforts financiers ? "Pour les parents, ne pas offrir de présents à Noël est perçu comme une forme de déclassement", avance la sociologue Sandra Hoibian. "Les cadeaux constituent une dépense très 'sociale' : au retour des congés, les adultes disent souvent ce qu'ils ont offert et les enfants se racontent tout ce qu'ils ont reçu. Cela permet de se sentir inclus dans la société."

Il y a un "consensus" autour de Noël, abonde la docteure en marketing Eva Delacroix. "C'est considéré comme la grande fête des enfants. Les parents précaires tiennent à offrir aux leurs un Noël 'normal', 'comme les copains'."

"Dès lors, les cadeaux représentent la dépense prioritaire pour le réveillon, quitte à renoncer au repas de Noël ou même aux retrouvailles familiales, souvent coûteuses en essence."

Eva Delacroix, enseignante-chercheuse à Paris-Dauphine

à franceinfo

Salvateur pour certaines familles, le marché des cadeaux d'occasion peut apparaître comme un repoussoir pour d'autres. "Lors de mon enquête, il y a six ans, des ménages se détournaient de la seconde main pour ne pas risquer d'être catalogués comme des 'cas sociaux', rapporte la chercheuse. L'occasion peut aussi représenter un risque financier : si le produit s'avère défectueux ou à la mauvaise taille, on n'a pas les moyens de le remplacer par un autre et on aura dépensé de l'argent pour rien."

La pression pour acheter du neuf est renforcée par la plus forte exposition aux écrans dans les familles à bas revenus. "Leurs enfants voient défiler des publicités pour des jouets à la mode, souvent électroniques, qui coûtent cher, souligne Eva Delacroix. Ces tentations, renforcées par les catalogues de Noël, naissent paradoxalement dans les ménages les moins en capacité d'y répondre."

"Le père Noël n'est pas riche"

Comment, tout en les préservant, ramener les enfants à la réalité ? Les parents modestes préparent parfois leur progéniture à ne pas voir leurs vœux exaucés. "Depuis trois ans, mon aîné me demande une console Nintendo Switch, témoigne Elodie, 31 ans. Comme il croit encore un peu aux histoires, j'essaye de lui expliquer que le père Noël n'est pas riche et que beaucoup d'enfants ont besoin de cadeaux. Malgré tout, il espère jusqu'au dernier moment et se console avec ce qu'il a."

Pour cette Berrichonne, sans emploi, en couple avec un intérimaire en mal de missions, Noël 2021 s'annonce plus dur que jamais. Elle s'attend à ne pouvoir offrir qu'un petit cadeau à chacun de ses trois enfants de 8 ans, 5 ans et 7 mois. "Ma mère m'a dit : 'Ne t'en fais pas, papy et mamie seront là pour compléter'. Mais ça me gêne", confie-t-elle, depuis son village de l'Indre. Une gêne qui la retient aussi de se tourner vers des associations caritatives.

"Je n'aime pas demander de l'aide. Je veux y arriver par moi-même et me dire que je réussis à me débrouiller seule. C'est un peu con, parfois, la fierté."

Elodie, en reconversion professionnelle

à franceinfo

A 200 kilomètres de là, dans la Sarthe, Aurélie reconnaît aussi sa difficulté à "quémander". L'an dernier, cette bénéficiaire de colis alimentaires du Secours catholique avait ignoré une distribution de jouets, "pour ne pas abuser". Elle s'était contentée de cadeaux offerts par le comité d'entreprise de son mari et par le reste de la famille.

Cette année encore, elle se dit "peinée" et "honteuse" de ne pouvoir préparer le moindre paquet pour ses trois enfants. "J'ai pris contact avec notre assistante sociale, pour lui demander de baisser les mensualités de notre plan de surendettement, glisse-t-elle. Mais je ne crois plus au père Noël."

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