"Un ennemi du peuple" au TNP : Ibsen en allemand, vu par Thomas Ostermeier
"Un ennemi du peuple" pose la question du bras de fer entre le droit et le pouvoir. Ecrite en 1882, la pièce d'Ibsen raconte le combat d'un homme, médecin des thermes d'une petite ville. Après avoir commandé des analyses biologiques, il découvre que les eaux dans lesquelles baignent les curistes et qui sont proposées à la boisson les empoisonnent. La nappe phréatique est polluée par les rejets des usines en amont. En toute bonne foi, le médecin entreprend d'alerter les populations sur ce danger en publiant un article dans le journal local. Il est rapidement confronté au pouvoir, le maire n'est autre que son frère. Peu à peu, le médecin idéaliste se trouvera quasiment seul face à la conjuration des intérêts locaux qui refusent que soit dévoilée la vérité, la santé économique de la ville et l'avenir politique de ses élus étant en jeu.
Malgré sa bonne volonté, le médecin est mis au ban de la ville par la population qu'il entendait défendre. La municipalité, alliée au rédacteur en chef du journal local, est parvenue à le discréditer en le faisant passer pour un opposant jaloux et véhément. Celui qui voulait mettre la santé de ses concitoyens à l'abri de la maladie est devenu "Un ennemi du peuple". La fin de la pièce, cynique et désabusée laisse peu de place à l'espoir.
Un propos réactualisé
Thomas Ostermeier a choisi d'actualiser le texte original. Maintes fois adaptée (y compris dans un film de Satyajit Ray qui transpose l'intrigue dans un village indien), la pièce ne perd rien de sa force. Son propos, le combat entre le droit (ou la morale) et le pouvoir est universel et de toutes les époques. "Erin Brockovich", "Les dents de la mer", "Mille milliards de dollars" comptent parmi les nombreux films qui illustrent quasiment en transparence le même combat. La distribution, quoi que talentueuse, pêche par un excès de jeunesse. Les personnages auraient sans doute gagné en épaisseur à être interprétés par des comédiens plus âgés.
Une mise en scène qui inclut le public
A l'origine, la pièce compte cinq actes, la mise en scène de Thomas Ostermeier les réunit. Les transitions et changements de disposition plutôt que de décors, sont assurés par les comédiens eux-mêmes au su et au vu du public. Un choix qui ne choque plus personne.
Mais les spectateurs sont mis à contribution de manière beaucoup plus directe et spectaculaire dans le débat qui oppose le médecin idéaliste et son frère, le maire pragmatique. La lumière s'allume et les spectateurs deviennent les citoyens de la petite ville thermale venus écouter les arguments des uns et des autres. Ecouter, mais aussi s'exprimer. Des micros circulent dans les rangs et les moins inhibés des spectateurs prennent alors la parole et interpellent les personnages, mélangeant les enjeux de la pièce et ceux de l'actualité de 2013. Le public est partagé. Certains intervenants s'échauffent comme dans un vrai débat, d'autres spectateurs paraissent gênés par le mélange des genres, d'autres encore sont carrément déroutés. Ce parti pris de mise en scène très discutable est en tout cas très discuté à la sortie de la représentation.
Plus loin qu'Ibsen ?
Seulement voilà, la société a changé. Lorsque le public français, celui du TNP de Villeurbanne en tout cas, est appelé à se prononcer, il prend le parti du "courageux médecin". Or, sous la plume du Norvégien, ses concitoyens soutiennent le maire au détriment de l'exalté qui voulait les protéger. Une différence de taille qui n'aide pas à la compréhension de la suite de la pièce.
Le procédé peut être lu à plusieurs niveaux : un simple artifice de mise en scène, une démarche démagogique ou, plus sûrement, une tentative de mise en abyme. Le public, par définition ordinairement passif, est appelé à prendre parti. Le metteur en scène lui donne l'occasion de réfléchir sur sa propre position alors qu'il vient de passer une heure et demie à mettre l'auditoire en condition. A chacun de se poser la question : manipulé aussi, le public, comme le rédacteur en chef du journal de la petite ville thermale ? A chacun d'apporter sa réponse. Spectacle vivant, le théâtre permet de moduler la solution selon les soirs, selon les publics.
La Française Louise Michel, exacte contemporaine d'Ibsen, avait répondu à la question posée par la pièce avec cette phrase : "Le pouvoir est maudit, c'est pour cela que je suis anarchiste".
"Un ennemi du peuple" d'Henrik Ibsen, en allemand surtitré français.
Par le Schaubühne Berlin - Mise en scène de Thomas Ostermeier
TNP Villeurbanne jusqu'au 2 février 2013
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