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"Le dernier jour du jeûne" et "L’envol des cigognes" de Simon Abkarian à la Cartoucherie de Vincennes

Simon Abkarian reprend sa très belle pièce, "Le dernier jour du jeûne", avec quasi la même équipe, et y ajoute "L’envol des cigognes", plus violente, plus dramatique, et peut-être moins réussie. Un voyage en forme de marathon qui ne manque pas cependant de moments très forts ou très beaux.
Article rédigé par franceinfo - Bertrand Renard
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
"Le dernier jour du jeûne"
 (Antoine Agoudjian)
 Le 27 mars 2014 nous avions déjà chroniqué la première partie de ce diptyque, "Le dernier jour du jeûne", qu’Abkarian, qui signe aussi la mise en scène en se ménageant en plus un rôle petit mais essentiel (!), a sous-titrée "tragi-comédie de quartier". Les quelques réserves que nous avions faites (une "tragédie grecque revue par Marcel Pagnol" écrivions-nous) tombent grâce à un travail de plateau plus resserré et peut-être quelques coupures, "Le dernier jour du jeûne" durant tout de même deux heures et demie. La distribution est en partie semblable, Ariane Ascaride, Océane Mozas, Chloé Rejon, Marie Fabre, formidables toujours.
Ariane Ascaride dans "Le dernier jour du jeûne"
 (Antoine Agoudjian)

"Le dernier jour du jeûne" s'est encore bonifié

Judith Magre n’est plus là. Son rôle de pythie est assuré de manière plus quotidienne, plus prosaïque, par Catherine Schaub, affublée d’une perruque hideuse pour faire vieille, et qui n’a pas la même grandeur de tragédienne que Magre mais qui met beaucoup d’humour et d’abattage dans cette Sandra en l’isolant moins du reste de la famille. David Ayala en boucher criminel est toujours très émouvant, Assaâd Bouab en Aris bas de plafond, est excellent, tour à tour piteux et inquiétant. Seule erreur : l’idée d’avoir confié le rôle de l’adolescent Elias à une actrice, Pauline Caupenne. On n’y croit pas mais le rôle est annexe.
  (Antoine Agoudjian)

"L’envol des cigognes"  : la guerre civile vue à travers la chronique d'un quartier

Il le sera beaucoup moins dans "L’envol des cigognes" où Elias, le fils de la famille, a grandi et fait désormais la guerre : "L’envol des cigognes", sous-titré cette fois "tragi-comédie de quartier (en guerre)". Et c’est a priori une très bonne idée de regarder une guerre civile en la réduisant à un quartier où tout le monde se connaissait "avant" et où se tuent désormais ceux qui ont grandi ensemble. Cela, Abkarian le rend très sensible (il a vécu à Beyrouth pendant les conflits mais évidemment on pourrait être à Sarajevo, à Pristina, à Kiev, à Madrid ou Barcelone en 1937), et très vrai.  

Il s’appuie sur cette même famille que l’on retrouve, où tout le monde combat désormais, à l’exception de Nouritsa, la mère (Ariane Ascaride, magnifique), et l’on est très ému de voir cette mère, comme toutes les mères sans doute dans cette situation (l’autre mère, celle d’Aris, jouée par Marie Fabre, fait de même), appelant son enfant, ses enfants, sur leurs portables toutes les demi-heures, affolée quand ils ne répondent pas, s’imaginant le pire, incapable de CONCEVOIR qu’ils soient occupés à autre chose (par exemple à combattre), car le lien d’une mère méditerranéenne avec sa progéniture est de l’ordre du sacré.
  (Antoine Agoudjian)

Abkarian veut dire trop de choses dans "L'envol des cigognes"

Le père, Théos (Simon Abkarian), est donc devenu un chef militaire, nous dit-on. Zéla (Océane Mozas) est infirmière, elle a deux enfants avec Xénos (Igor Skreblin) qui a pris les armes, les enfants sont cachés dans la montagne. Astrig, la dure (Chloé Rejon), s’est encore durcie, jusqu’à une froideur impitoyable de soldat, c’est ce que lui reproche Aris, qui ne reconnait plus sa femme dans cette inhumaine beauté bardée de cartouchières. Scène, ou thématique, qui aurait gagné à être développée mais, c’est le défaut majeur de cet "Envol des cigognes", Abkarian brasse beaucoup trop de choses dans un texte qui, tout brillant et lyrique qu’il continue d’être, cherche son angle d’attaque jusqu’à durer quasiment trois heures et demie.

Avec quelques épines dorsales fortes : le sort terrible d’Orna (Délia Espinat-Dief qui, dans la première partie, était une si touchante Sophia) nous contant d’une voix neutre, et c’est d’autant plus fort, son calvaire, les viols horribles qu’elle subit après avoir vu ses parents mourir devant elle dans un assaut de sadisme, et le récit, qui pourrait être complaisant, ne l’est jamais, par la force contenue de la comédienne et l’écriture d’Abkarian, aussi narrative que possible.

De même l’histoire d’amour d’Elias (Victor Fradet, un peu fade) et de Dinah (Pauline Caupenne, cette fois très bien), nouveaux Roméo et Juliette attendant le matin, cachés sur un toit, avec une détermination à s’aimer au-delà de la guerre, et pour qui Abkarian trouve des accents lyriques très beaux ("Ô mon Elias, cache-toi sous les jupes de la nuit")
  (Antoine Agoudjian)

Et peu à peu l’obscurité, la violence, l’horreur, qui en viennent à déteindre sur les sentiments familiaux, Sandra, désormais morte, venant hanter le quotidien de Nouritsa de ses conseils de prophétesse tragique, et Catherine Schaub, avec un peu moins d’aisance qu’en Sandra vivante, y est tout de même très bien. Mais ce sont des morceaux, un patchwork, sans une continuité comme dans "Le dernier jour du jeûne", et qui passent, à force de vouloir tout dire, ou trop vite ou trop lentement, chaque scène étant de toute façon trop longue.

Relations esquissées entre les enfants ("Tu m’aimes -Pourquoi me poser cette question ? – Parce que j’ai peur d’oublier la réponse". Abkarian a fait mieux), manque de clarté de la situation qu’on nous raconte. Les scènes qui nous présentent les ennemis (djihadistes très très méchants car ou très cruels ou très lâches) sont manichéennes et pas très bien menées, les trois jeunes combattants qui, sur leur toit, rythment de leur ennui de soldats le spectacle, ne nous disent, dans plusieurs scènes, que des banalités de soldats. On ne comprend pas très bien non plus le rôle du père. Et le personnage de "fou du roi" (ou "fou de la guerre"), Fado, le chanteur qui "ne chantera plus jusqu’à la paix", ne chante pas mais passe son temps à parler, à coups de formules parfois brillantes ("Tu ignores que quand, moi, je regarde le soleil, c’est lui qui se met de la crème") et aussi de phrases creuses qui tournent à la logorrhée, d’autant que Serge Avedikian en fait vraiment beaucoup.

Applaudissements nourris

Bien sûr on ne peut douter de la sincérité de l’auteur, du travail incroyable fourni par la troupe (y compris dans le maniement des décors, des cubes qui se déplacent sur la scène) dans une mise en scène qu’il faudrait resserrer aussi (déplacements inutiles). Et globalement de l’ambition du projet, qui aboutit, il faut le reconnaître, à des applaudissements nourris après plus de six heures de spectacle. Mais on persiste à penser qu’Abkarian est bien plus à l’aise et bien plus inspiré quand il nous conte sa Méditerranée à lui, si vivante et si complète, dans ses comportements et dans ses odeurs particuliers que quand il essaie d’en faire le théâtre symbolique d’un drame universel, celui du massacre des hommes, où d’ailleurs le mot de "liberté" est fort peu prononcé.



« Le dernier jour du jeûne », texte et mise en scène de Simon Abkarian : mercredi 19 septembre et tous les vendredis à 19 heures 30.
« L’envol des cigognes », texte et mise en scène de Simon Abkarian : mercredis 26 septembre, 3 et 10 octobre et tous les jeudis à 19 heures 30.
L’intégrale, tous les samedis (16 heures) et dimanches (13 heures) jusqu’au 14 octobre.


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