"La légende d'une vie", un beau texte de Stefan Zweig enfin sur scène, au Théâtre Montparnasse
Le plateau est presque nu : pour seul décor, une imposante colonne dorée, sur le côté droit, et au centre de grands et beaux panneaux vitrés façon Mallet-Stevens, typiques des années 20. Simples, mais éloquents : élégance, grandeur. Sobriété et rigueur aussi. Comme pour nous situer : dans cette maison a vécu le grand poète Karl Franck, gloire nationale. Et ici, ajouterait aisément sa veuve Leonor Franck (Natalie Dessay), on entretient sa mémoire. Un musée ? Pas loin. Y perdure la tradition des lectures publiques que le grand Karl avait lancée. Ce soir, un jeune auteur doit y faire ses preuves : son propre fils Friedrich (Gaël Giraudeau).
Friedrich écrasé par le monument du père
"La légende d'une vie" est l'une des pièces de Stefan Zweig, connu essentiellement pour son œuvre romanesque ou ses nouvelles. Inédite sur les scènes françaises, cette pièce de 1919 est présentée au Théâtre Montparnasse dans une mise en scène de Christophe Lidon. Son titre ne souffre aucune confusion : la légende de la vie du grand Karl est au cœur de l'histoire. Oui. Et quel est le problème, vous direz-vous ? Un homme de lettres d'un tel calibre, aussi consensuel dans le pays, mérite bien qu'on lui dresse un monument, non ? Si si, mais il y a deux problèmes.Le premier est que ce monument écrase sur son passage la tentative d'émergence littéraire (et personnelle) de son fils Friedrich : "J'ai une pierre à la place du père", lance celui-ci. Paroles limpides et directes de Stefan Zweig, comme un scud. Ce fameux soir de la lecture, le jeune poète aimerait disparaître. Rien ne peut le contrarier davantage que de se savoir lu et écouté seulement à cause de son pedigree. Son drame, c'est d'être le fils, "la copie" à jamais. Le récit de Zweig est d'abord là : dans cette relation verticale, écrasante, du père au fils. Mais une femme, Maria Folkenhof (Macha Méril), fait irruption.
Destruction du mythe
Enveloppée de mystère, cette femme apparaît peu à peu clairement comme celle qui fut la rivale de Leonor, l'amante de Karl. Et elle en sait des choses sur Karl ! Elle a même gardé manuscrits, lettres et dédicaces compromettants. Un rude mais beau dialogue se dessine désormais entre les deux femmes qui ont partagé la vie du même homme et que tout oppose : Maria effacée, pauvre, cachée. Leonor omniprésente, riche et officielle. Méfiance, jalousie, rejet : l'échange est elliptique et pourtant savoureux.Le second problème, il est là. Maria sert de déclencheur, l'image de Karl en prend un coup. Et si sa légende, minutieusement fabriquée par Leonor, aidée par l'éditeur Bürstein (Bernard Alane), biographe officiel de Karl Franck, était fausse ? Et si l'on osait dire que le grand poète était aussi un homme, avec ses défauts, mensonger et égoïste, et qu'il s'était même fabriqué une vie parallèle à côté de l'officielle ?
Tous les possibles
La belle mécanique officielle déréglée, la pièce peut aborder la vraie question : celle de la destruction inévitable d'un mythe pour faire éclore autre chose. La vérité ? Une vérité, sans doute, mais surtout une possibilité, pour chacun des personnages, de continuer à vivre. Pour Friedrich, la possibilité de se construire différemment alors que, sans le savoir, il s'apprêtait à reproduire dans sa vie privée le schéma paternel. Pour Maria, la reconnaissance inespérée. Pour Bürstein, la construction d'une vie intellectuelle débarrassée du mensonge. Et pour Leonor, le douloureux passage par le deuil, avant la renaissance. Sans oublier la sœur de Friedrich (Clarissa, jouée par Valentine Galey), qui tisse un lien entre la mère et le fils.Dans cette exploration des possibles, l'écriture de Stefan Zweig offre toute sa saveur. La production donnée au Théâtre Montparnasse permet en partie de la goûter. Cette langue qui sonde par petites touches et peu de mots la psychologie de chacun, explorant les sentiments qui évoluent : par exemple dans le cas de Maria, la tristesse, puis le sentiment de vengeance (quelque peu voilé), la fierté, puis la reconnaissance et la capacité à tendre la main. Qu'elle est remarquable Macha Méril dans ce rôle, déstabilisante à souhait ! Elle sort du lot, dans la distribution de la pièce, tant elle passe avec maestria de la gaîté à la crainte, du ressentiment à la générosité, offrant une large palette de nuances. C'est vrai que son rôle s'y prête.
Dénonciations
Les autres comédiens ne déméritent pas, au contraire. Mais semblent contraints par la mise en scène à un jeu plus radical, dramatique, alors que le texte ne demande que des demi-tons. On savoure le côté hiératique, altier et puissant de Natalie Dessay parfaite en Léonor, mais on aurait aussi voulu sentir davantage la fragilité du personnage. Idem et surtout pour Friedrich qui nous a paru beaucoup trop tonitruant en particulier dans ses déclamations initiales.Mais ne boudons pas le plaisir de la découverte de ce texte sur scène. "La légende d'une vie" aborde l'intime et l'existentiel, en évoquant la construction de l'identité ou la difficile libération de la parole. Mais le texte affronte aussi des thématiques plus larges, en décrivant par exemple le culte du secret dans les familles, en pointant du doigt les inégalités sociales et économiques, enfin en dénonçant toute voix officielle et autoritaire, écho au long combat que mena Stefan Zweig contre les dictatures.
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