Oncle "Vania" de Tchékhov débarbouillé, transcendé par les comédiens du Français
Là où Julie Deliquet fait preuve de trop de modestie, ou de prudence, c’est quand elle dit avoir fort peu touché à la pièce. Celle-ci dure normalement ses trois heures. Il en reste une heure trois quarts dont un grand quart d’heure (d’ailleurs beaucoup trop grand) qui n’a rien à voir avec Tchékhov. Mais l’adaptation de Deliquet est fort intelligemment faite, travail au petit point où (dit-elle) « j’ai retiré ce qui pouvait nous ramener trop directement à la Russie et nuire à une forme d’universalité ».
L'adaptation intelligente de Deliquet
Rassurons cependant ceux qui connaissent leur « Vania » par cœur, la pièce reste profondément imprégnée de l’âme russe. Mais cette version a le mérite assez remarquable de pouvoir s’adresser, justement, autant aux « Vaniatolâtres » qu’à ceux qui découvriraient «Oncle Vania » dans la mesure où l’intrigue et l’esprit de l’auteur ne sont jamais trahis.Nous sommes d’ailleurs nous-mêmes spectateurs et témoins de ce qui se trame puisque placé en vis-à-vis de chaque côté de la « scène », une grande table de salle à manger qui occupe tout l’espace, dans un coin un piano, un bar, un buffet, une horloge. Tout se passe devant nous, les déplacements comme les sentiments, carrefour central de cette immense datcha de la campagne russe (cadre très habituel des pièces de Tchékhov) où vivotent depuis des années Vania, frère de Vera, la première femme défunte du professeur Serebriakov, Sonia, sa nièce, fille de Vera et du professeur, ainsi que Maria Vassilievna, la mère de Vera et de Vania. Il y a aussi l’employé Teleguine et les visites répétées du médecin Astrov, on comprendra pourquoi. Serebriakov, par lassitude de la ville et peut-être ennuis d’argent, est revenu vivre à la datcha où il se conduit comme le propriétaire (qu’il n’est pas, on l’apprendra bien assez tôt) ; mais il n’est pas revenu seul : Elena l’accompagne, sa seconde femme, plus jeune, qui est de Saint-Petersbourg où elle a « fait le conservatoire de musique ».
Petersbourg, la cité des tsars, la capitale politique, culturelle, mondaine (contrairement à Moscou, commerçante et prolétaire) En quelques chaudes semaines (du printemps à la fin de l’été), la vie quotidienne de ce petit groupe où chacun est rongé par sa solitude (Julie Deliquet parle très joliment de « solitudes qui doivent « faire » ensemble ») mais aussi par ses regrets et ses frustrations (thèmes éminemment tchékhoviens) tournera à l’enfer avant d’exploser, précipitant le départ des uns et le retour, pour les autres, à l’ennui immuable de vivre. « Oncle Vania », disons-le en ces termes, scintille de cette terrible et bouleversante mélancolie qui irrigue le théâtre de Tchékhov, inhérente, plus encore que dans d’autres pièces, à la condition humaine, tragique et vaine tout ensemble.
Un concentré d’élixir tchékhovien
Dès le premier acte, cette vie humaine, cette vie tout court, Deliquet et ses comédiens l’insufflent au spectacle : il y a de l’urgence, de l’immédiateté dans les paroles échangées, le placement des personnages (placement choral, comme voulu par Tchékhov), leurs réactions, parfois en aparté à l’intérieur du groupe, avec un très beau travail sur le phrasé, sur une langue débarbouillée, sur le rythme trouvé par chacun (utilisation magnifique du timbre des voix) sans tomber dans une modernité hors de propos. Et, mieux, que tout, si vif, si pertinent, ce premier acte est drôle. La drôlerie de Tchékhov, la répartie merveilleuse dont il dote ses personnages, Deliquet les fait ressortir, merci à elle !Pourquoi donc faut-il qu’elle nous impose ce tunnel du deuxième acte, de plus daté, elle qui se veut intemporelle dans sa relecture ? La projection du « Vampyr » de Dreyer, chef-d’œuvre du muet, d’accord, mais où le dialogue devient pauvre (ce n’est plus du Tchékhov !) le propos lent, et soit confus soit naïf (Serebriakov vampirise sa maisonnée ? Ce n’est même pas exact puisque sa femme participe à cette tentative !) Et quand Tchékhov revient, dans une de ces interminables beuveries des nuits russes où l’on n’en finit pas d’entendre Vania et le docteur se plaindre de « leurs vies ratées «, de leurs destins minables, on dirait que l’auteur a été contaminé. Il faut la merveilleuse scène de réconciliation entre Sonia et Elena, sa belle-mère, pour retrouver la vivacité, la justesse absolue qui faisait le charme intense de la première heure.
Avant un troisième acte éblouissant où Deliquet fait cette fois un travail magistral d’adaptation, réduisant cette fin de « Vania » à une épure, un concentré d’élixir tchékhovien qui est presque une leçon de tout ce que nous dit Tchékhov dans son théâtre, l’ennui de vivre, l’intense nostalgie russe, les accès de violence des désespérés et leur tentation du suicide, l’ombre des morts qui plane dans la nuit des forêts, et la Russie écartelée (là, Tchékhov est politique) entre l’immobilisme de la petite noblesse rurale, son inconscience joyeuse ou désespérée, et les forces nouvelles, parfois d’un brutal dynamisme (les nouveaux propriétaires fonciers qui rachètent les terres), parfois, parce qu’ils sont d’une élite intellectuelle méprisée par les classes possédantes (médecins ou instituteurs), les futurs soutiens de la révolution communiste. On a tout cela, de manière fulgurante en même temps que le dénouement de tous les liens qui unissent, ou désunissent, les personnages, avec une acuité, une clarté d’enjeux, imparables.
Bouleversant Laurent Stocker
Le choix de Julie Deliquet, de faire de Vania non un sexagénaire vélléitaire mais un jeune homme vieilli de 40 ans qui continue d’aimer, de souffrir, de se mettre en rage, d’avoir des élans, même brisés par le destin, est une idée superbe et Laurent Stocker, qui incarne Vania, y est bouleversant. Hervé Pierre en fait des tonnes en Serebriakov mais c’est le rôle qui veut ça (et quelle voix!) et il est impayable de mauvaise foi au dernier acte. Florence Viala compose une Elena très subtile, douce et séductrice, fidèle à son vieux mari mais capable d’élans étranges, soumise et ferme, et toutes ces figures à travers lesquelles elle passe contribuent à conserver l’énigme de son personnage, ce que Viala fait très bien. Excellent Stéphane Varupenne en médecin, il pourrait n’être qu’un séducteur, il est beaucoup plus que cela, presque le frère de sang de Vania dans son désespoir existentiel. Dominique Blanc parfaite en maman bas-bleu, Noam Morgensztern enfin qui dessine un très touchant personnage de domestique, distillant ses interventions comme des ponctuations musicales.Anna Cervinka est le magnifique personnage d’Anna. Elle a à dire les derniers mots de l’œuvre, sans doute une des plus magnifiques conclusions, car une des plus émouvantes, de toute l’histoire du théâtre. Un peu absente au début de la pièce (c’est le choix aussi de Deliquet), elle est magnifique en jeune amoureuse bafouée (une petite sœur de Tatiana dans l’«Eugène Oneguine » de Tchaïkovsky), il est simplement dommage qu’elle dise (très bien) sa dernière tirade avec une expressivité redondante par rapport au texte. Mais c’est un détail, comme le sont nos autres réserves. Il faut donc se précipiter au Vieux-Colombier, tout en précisant à ceux qui ne connaitraient pas « Oncle Vania » que le texte complet de Tchékhov, même avec ses références d’époque, demeure d’une absolue splendeur dont Deliquet nous délivre ici le magnifique parfum, comme le parfum entêtant des roses qui persiste encore quand leur beauté s’est flétrie.
"Vania" au Théâtre Gérard-Philippe de Saint-Denis du 13 au 16 septembre 2017
et au Théâtre du Vieux-Colombier Paris 6e du 4 octobre au 12 novembre 2017
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