"Les jumeaux vénitiens" de Goldoni, avec Maxime d’Aboville éblouissant
Et Jean-Louis Benoit, qui avait monté "Les rustres" au Vieux-Colombier il y a deux ans avec la troupe de la Comédie-Française, récidive dans une jolie adaptation où quelques mots un peu trop modernes font simplement tache. La pièce, d’un Goldoni de quarante ans (il mourra à près de 80), est d’abord une suite de quiproquos admirablement tricotés avant de se teinter, dans une étrange scène finale, d’une brusque noirceur. Elle n’est pas non plus, ou en toile de fond, la chronique d’un petit groupe de personnages, de leur quotidien, de leurs disputes. Ces "Jumeaux vénitiens" ne se situent d’ailleurs pas à Venise mais… à Vérone. Ils ont été séparés à leur naissance. Tonino, bien éduqué, est resté à Venise, Zanetto a été élevé dans les montagnes de Bergame, est-ce qui en a fait un demeuré ? Zanetto vient à Vérone se marier avec Rosaura : la manière dont il se présente à elle, lui qui "a l’air d’un sabot taillé de travers", est catastrophique. Mais la jeune fille ressent tout de même pour lui un je ne sais quoi. On comprendra pourquoi plus tard…
Dans le même temps Tonino est venu retrouver sa fiancée, Beatrice. L’un, Zanetto, attend aussi son valet, Arlequin. L’autre retrouve à Vérone son ami de cœur, Florindo. Ami qui est lui-même éperdument amoureux de la belle Beatrice. Quant à Arlequin, il est promis à Colombine, la servante de Rosaura qu’elle traite de pimbêche. Gravitent également autour de ce petit groupe et du papa de Rosaura deux étranges personnages, un chevalier hâbleur, Lélio, un homme en noir, Pancrace…
Aussi implacable que du Feydeau
La manière dont Goldoni tisse les liens entre tous ces personnages, en en renforçant la pelote au fil des scènes, est assez éblouissante. Chacun a des intérêts à défendre, pas toujours avouables, et qui se dévoileront peu à peu. Chacun n’est pas forcément amoureux de la bonne personne ; et d’ailleurs est-ce toujours l’amour qui les guide, ou le pouvoir de l’argent ? Comme le dit Pancrace, "le mariage tient l’homme enchaîné comme l’esclave à la galère" Mais "si une épouse est déshonnête, il y a toujours un médicament qui s’appelle gourdin".Mais évidemment toute cette affaire ne serait rien si Tonino et Zanetto ne passaient leur temps à se croiser, à être pris l’un pour l’autre dans leurs actions et leurs attitudes exactement inverses, provoquant trouble, colère, agacement, incompréhension, et même chacun d’eux ne sachant plus très bien, ne comprenant plus très bien ce qu’on lui raconte, de quoi on lui parle. C’est aussi implacable que du Feydeau, d’une autre manière, moins absurde et parfois plus inquiétante, tant les personnages, obsédés par leur propre personne, sont tous aussi incapables d’imaginer la vérité.
Maxime d’Aboville développe une forme de génie
Dans le double rôle de Tonino et Zanetto Maxime d’Aboville développe une forme de génie. Sens du rythme, diction parfaite : même quand il multiplie les borborygmes, les apartés vers lui-même, avec une invention constante et cette capacité de caractériser d’un rien chacun des jumeaux. Sortant à cour en Tonino, revenant à jardin en Zanetto en l’espace de quelques secondes. Son benêt de Zanetto est une merveille, doté d’un accent invraisemblable, vaguement paysan bourguignon vaguement… on ne sait plus très bien, à qui on donnerait des gifles s’il ne nous faisait tordre de rire jusqu’au moment, vers la fin, où l’émotion nous gagne, le cœur nous serre. Superbe travail…De sorte que les autres sont un peu en dessous. La Colombine d’Agnès Pontier est un peu criarde, Philippe Bérodot en docteur, Luc Tremblay, son domestique, Margaux Van den Plas, la charmante Béatrice : rien de particulier à en dire. Benjamin Jungers est un gentil Arlequin, Thibault Lacroix est un juste Florindo, l’ami amoureux. Enfin, dans le rôle étrange de Lélio, ce Don Quichotte de l’amour, plus ou moins mythomane et qui sort son épée à tout bout de champ, Adrien Gamba-Goutard excelle.
On a eu un peu de peine à reconnaître Olivier Sitruk quand il entre en scène : les cheveux en rouleau, vêtu d’un immense manteau de cuir noir, grand oiseau inquiétant qui a des airs de Tartuffe, son Pancrace nous fait d’abord l’effet de l’irruption du tragique. La suite (et Sitruk le rend très bien) nous fait constamment hésiter sur sa vraie nature, avant de découvrir qu’on ne s’était pas trompé. "Je suis du pays du malheur, j’ai grandi dans le ventre du désespoir", dit-il à un moment, sans qu’on sache si c’est parodie. Dans la mise en scène de Benoit, qui se contente, et c’est déjà beaucoup, de faire entendre le mieux possible le texte et de constamment veiller au rythme effréné de ces "Jumeaux" (au prix de quelques moments un peu hystériques ou plus maladroits), c’est effectivement le personnage de Sitruk qui donnera sa conclusion inattendue à la pièce.
Conclusion inattendue, grave, amère, en demi-teinte en tout cas, bonheur et tristesse mêlés, avec un développement sur la (sinistre) condition des femmes, qui était une des obsessions de Goldoni. Pour tout cela, pour cette gravité qui nous reste en tête et le bonheur que nous avons eu auparavant, il faut aller voir ces "Jumeaux vénitiens", et peut-être deux fois : la première pour d’Aboville. Et la seconde pour d’Aboville.
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