"Le Passé" : la nouvelle création radicale de Julien Gosselin dans la Russie d'avant la révolution
Au Théâtre de l’Odéon, Julien Gosselin met en scène "Le Passé" de Leonid Andreïev.
Julien Gosselin et sa troupe reviennent à l’Odéon avec, cette fois, l’adaptation d’une pièce du Russe Leonid Andreïev, Ekaterina Ivanovna rebaptisé "Le Passé", créée en 1912 et qui fut un échec. Un spectacle qui n’est pas sans beauté mais bien long et qui, souvent, nous égare.
Cela commence pourtant très fort : par un coup de feu de Georgui, tiré sur son épouse Katia (Ekaterina) dans leur datcha, suivi d’une course-poursuite à travers toutes les pièces : Georgui (Katia s’est enfuie aussitôt) accuse sa femme de trahison, veut mettre aussi fin à ses jours. Le rejoignent son frère et un ami, qui tentent de le calmer, puis sa mère, dépassée, furieuse, en chemise de nuit et bonnet.
Filmé hors champ
Tout cela énergique, incroyablement rythmé, joué avec force et ardeur, émotion aussi, dans un beau décor de fumoir avec feu de cheminée, amorce de deux pièces de chaque côté, protagonistes habités… Et c’est là que le bât commence à blesser mais les habitués du théâtre de Julien Gosselin s’y retrouveront : tout est filmé, hors champ, projeté au-dessus de la scène (sur un vaste écran) pendant que l’on voit à travers les vitres du décor (portes et fenêtres) les protagonistes passer, silhouettes à nous le plus souvent cachées.
Un Gosselin qui s’exprime dans le programme, dit sa difficulté de faire du pur théâtre sans qu’on sache vraiment ce qui pourrait le remplacer, dans une forme d’art total peut-être, qu’il cherche encore. Oui, mais après avoir adapté des romans, Les particules élémentaires de Houellebecq (qui l’a fait connaître), 2666 de l’Argentin Bolano (spectacle-fleuve), ou Joueurs, la trilogie de l’Américain DeLillo, le voici qui s’attaque à une vraie pièce et cela change un peu la donne…
La déchéance d'une femme dans la Russie pré-révolutionnaire
Une pièce sur la déchéance d’une femme, sur la manière dont elle se détruit/est détruite par les conventions de l’époque, on pense aussi à une Hedda Gabler d’Ibsen ou, plus près de nous, à la Gena Rowlands d’Une femme sous influence, le film de Cassavetes. Katia aime et aime être aimée, admirée, de son mari, de ce chevalier servant, Arcadi, avec qui elle a couché une fois, il en est venu un enfant, qu’elle a fait passer". Le séduisant peintre, Pavel, aussi, qui regarde vers sa jeune sœur, Lisa (Elisabeta), et encore Alexeï, le jeune frère -il semble qu’ils aient eu une liaison plus tôt.
Katia au milieu d’un groupe d’hommes, artistes et politiques, dans cette Russie pré-révolutionnaire où un désespoir existentiel gagne la société : Ekaterina Ivanovna, qui les fascine et les effraie à la fois, image également de la débauche. Et qui d’ailleurs sombrera dans la folie mystique, mêlant le Diable et le bon Dieu.
Andreïev, auteur mal connu chez nous et cependant considérable. Gorki écrivit un texte, Trois écrivains russes. Andreïev était l’un des trois ; et les deux autres, excusez du peu, Tolstoï et Tchékhov. Dans les décors, dans la silhouette des personnages, on est chez Tchékhov, avec cette dimension du péché qui hante Tolstoï et Dostoïevsky -la femme, inspiratrice et putain, mère et protectrice. Vieux discours mais qui obsédait les hommes de l’époque, parce qu’aussi les femmes commençaient à rejeter cette image en revendiquant un peu de liberté.
Interminables "interludes"
Et voir et entendre Le passé, simplement, avec ces si beaux décors raffinés, les beaux costumes de ce temps-là, cette atmosphère de la vieille Russie très bien rendue, ces acteurs remarquables (le vrai esprit d’une troupe !) aurait suffi à notre bonheur. Mais voilà : Gosselin tombe dans ses travers, qualités qui deviennent défauts, interminables "interludes" qui nous paraissent, dans leur absence de lien avec le reste (même si le moindre mot est d’Andreïev), prétexte à nous faire patienter pendant les changements de décor : texte défilant sur écran noir, à propos d’un directeur de théâtre et de Sa Clarté qui a exigé un spectacle où les spectateurs seront des marionnettes en bois ; autre texte, lu par une Carine Goron couverte par une musique envahissante et dont la diction est gênée aussi par une sonorisation réverbérée. Enfin, après une superbe tempête au bord d’une mer glacée, un jeune homme au masque de singe (peut-être le peintre Pavel adolescent) se masturbe frénétiquement au milieu d’un conflit familial (justifiant que Le passé soit ainsi déconseillé aux moins de 15 ans…
Une troupe remarquable
Résultat : 4 heures 30 de spectacle, et, après l’entracte, les deux rangs devant nous qui se sont vidés. La seconde partie se recentre sur la pièce. Il faut en citer certains acteurs (même si tous, on l’a dit, sont excellents), à commencer par une formidable Victoria Quesnel (Katia) qui livre plus qu’une performance. Même si l’idée de lui donner une voix rauque de démon quand elle vampe les hommes (à la manière de la jeune possédée de L’exorciste) ne nous convainc qu’à moitié (c’est rigolo, pas davantage). Remarquable aussi, Denis Eyriey, le mari, Joseph Drouet, le peintre Pavel, qui a la plus belle scène (simple, digne, au plus près du texte) avec Carine Goron, émouvante Lisa. Emouvant aussi l’Arcadi de Maxence Vandervelde qui assume avec une discrète mélancolie son rôle de bouffon.
Oui mais… Le dernier reproche qu’on fera à Gosselin n’est pas le moindre : avec son dispositif de cinéma il nous prive de la magie du théâtre, de ce contact impalpable d’acteurs présents devant leur public, incarnant charnellement des personnages à qui ils diffusent la vie même. Il nous prive aussi de notre libre arbitre, celui de regarder le comédien qui parle, ou celui qui écoute, ou, au contraire, un troisième qui passe, rêve, se détourne, ou encore l’arbre qui bruisse sous le vent : impossible, dans cette représentation où les gros plans filmés nous empêchent même de profiter du décor. De ce qu’est le théâtre, à la fois réflexion et plaisir, il ne nous reste que la réflexion, et souvent la perplexité.
"Le passé", d’après Leonid Andreïev, mise en scène de Julien Gosselin
Odéon-Théâtre de l’Europe
Jusqu’au 19 décembre
19 heures 30, à 15 heures le dimanche. Relâche le lundi.
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