Le "Dom Juan" de Macha Makeïeff, un prédateur traqué dans un monde qui bascule
Il a le cheveu long et mal coiffé, l'allure négligée. La soie de sa chemise a perdu de sa superbe, ses manches et son col froissés témoignent d'emblée d'une forme d'usure. Comme un homme qui se moque de tout et ne respecte rien. Vêtu de noir de la tête aux pieds, Dom Juan entre en scène dans une odeur de lit défait.
Sous l'œil de Macha Makeïeff, le sulfureux séducteur est un animal traqué, un homme las qui sait que sa fin est proche. Si le personnage de Molière a le verbe et l'érudition, son corps nonchalant imaginé par la metteuse en scène, et cette manière qu'il a de se vautrer partout, annoncent déjà la défaite.
Les mécanismes de l'emprise
Après Tartuffe Théorème créé en 2021, l'ancienne directrice du Théâtre de la Criée à Marseille (de 2011 à 2022) s'empare à nouveau de l'un des textes les plus célèbres du répertoire français et poursuit son investigation sur les mécanismes de l'emprise et la figure de l'homme prédateur, objet de fascination autant que de rejet.
Macha Makeïeff déplace la pièce d’un XVIIe siècle où la question du pouvoir religieux est centrale, au siècle suivant, celui de Laclos et de Sade. Il s'agit pour elle autant d'explorer "cet esprit français et cette religion de la jouissance que l'on a au XVIIIe siècle", que d'interroger "une société au bord du gouffre, un Ancien Régime sur le point de craquer".
La violence du père
C'est en lisant et relisant le texte qu'elle a trouvé la clef de ce personnage narcissique qui se donne sans cesse en spectacle. "J’avais besoin d’essayer de comprendre toute la mécanique de ce désir forcené, du dérèglement du libertin et de cette figure du méchant homme, du salaud de service que quelquefois on fige un peu dès le début", explique-t-elle. La clef qu'elle propose se situe dans la violence du père, Dom Louis qui dit sa honte d'avoir fait naître Dom Juan.
"Un homme à qui son père dit la honte de l’avoir fait naître, c’est un homme à qui on assigne une non-existence. À cause de ce déficit de père, de cette haine, Dom Juan a la haine en retour, de la loi et de toutes les lois. C’est pour ça qu’il transgresse tout et qu’il est dans ce débordement."
Face à la toute-puissance du prédateur, Elvire meurtrie et divisée tient tête et se métamorphose. Macha Makeïeff en fait un personnage puissant.
Envisager les femmes comme des proies
Tour à tour insolent, manipulateur et colérique, Dom Juan est incarné avec force et densité par Xavier Gallais. Ses silences à eux seuls disent le mépris de celui qui n'envisage les femmes que comme des proies. Sitôt attrapées, sitôt consommées et sitôt rejetées.
À cette figure monstrueuse et cruelle, Xavier Gallais donne de l'épaisseur et de la complexité. Un travail d'autant plus intéressant qu'il résonne avec notre époque. "On est tous capables de la plus grande monstruosité et de la plus grande des grâces et c’est un combat perpétuel pour essayer d’équilibrer ou de basculer du côté de la grâce et du sublime, analyse le comédien. Mais à tout moment j’ai l’impression qu’on pourrait basculer de l’autre côté. Et c’est en ça que je dis que Dom Juan est humain."
Peut-être qu’il y aura des gens pour le trouver touchant. C’est intéressant car c’est gênant et si le théâtre n’est pas gênant je trouve qu’il ne sert pas à grand-chose.
Xavier Gallaiscomédien
Le goût des étoffes et des couleurs
La pièce est traversée de moments de rires éclatants et libérateurs, tel Pierrot incarné par Joaquim Fossi qui fait le récit à sa promise de son acte de bravoure : le sauvetage de Dom Juan de la noyade. Hilarant aussi, Pascal Ternisien en Monsieur Dimanche incapable de récupérer son argent ou encore Sganarelle sans voix (excellent Vincent Winterhalter) après avoir vu le Commandeur. Savoureux enfin, Dom Alphonse (Joaquim Fossi) et Dom Carlos (Anthony Moudir) venus laver l'honneur bafoué de leur sœur Elvire.
Le sens du comique de Macha Makeïeff répond à la noirceur du personnage. Tout comme son goût des étoffes et des couleurs. Attachée à la dimension plastique du théâtre, elle a confectionné les décors et les costumes, ajoutant aux corps, à la lumière et à la musique une dimension baroque et chatoyante. Ce langage total du théâtre, cette dimension picturale, sont pour elle aussi importants que le texte.
Dom Juan de Macha Makeïeff,
Du 9 au 22 mars 2024, Théâtre national Populaire de Villeurbanne.
Du 23 avril au 19 mai, Odéon théâtre de l'Europe, Paris
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