: Interview Léonard Matton décrypte son théâtre immersif : "Une communion entre l'espace et le texte"
Adepte d'une dramaturgie jouée dans des lieux chargés d'histoire, Léonard Matton renoue avec une tradition théâtrale perdue, aujourd'hui actualisée et des plus modernes. Shakespeare se prête au mieux à ce dialogue entre dramaturgie et histoire. La place du Palais-Royal ou le château de Vincennes sont de parfaits écrins pour Le Fléau, sa première pièce, ou le fantomatique Hamlet.
Proximité avec les comédiennes et comédiens, formation de groupes où différentes actions se nouent, et synergie dans les déplacements, entraînent le public dans une expérience inédite. L'adaptateur et metteur en scène nous en révèle les secrets, à l'occasion de la reprise du Fléau du 16 au 30 août 2024, au Domaine national du Palais-Royal, à Paris.
Franceinfo Culture : D'où vient cette dimension immersive que vous appliquez au théâtre dans vos adaptations du Fléau et d'Hamlet de Shakespeare ?
Léonard Matton : C'est en réaction au quatrième mur [mur imaginaire] qui est apparu entre la scène et la salle au cours du XXe siècle avec Strinberg, Ibsen ou Tchekhov. Cela m'est apparu comme une aberration. J'ai voulu faire un retour aux sources. Peut-être pas en remontant jusqu'au théâtre antique mais, en tout cas, à Shakespeare avec ce théâtre du Globe : une salle ouverte, en plein jour, avec une scène qui avance au milieu d'une foule, les pauvres debout, les plus riches étant plus éloignés.
J'ai découvert le théâtre enfant en Angleterre. Je suis aussi un enfant des séries, du jeu de rôles, des livres dont vous êtes le héros, d'un type narratif très éclaté. Mais je ne demande pas au public d'agir, d'intervenir dans Shakespeare. L'idée est de le laisser libre dans un univers préconçu. En découvrant ce qui se faisait en Angleterre à la fin des années 2010, je me suis demandé si Hamlet pouvait être adapté comme tel. Je ne savais d'ailleurs pas alors que les Britanniques faisaient plutôt de la chorégraphie, de la scénographie avec des interprètes qui ne parlaient pas mais dansaient principalement. Pour ma part, je voulais adopter cette démarche au texte, tout en créant tout un univers dans lequel on plonge les spectateurs et les spectatrices.
Comment vos comédiennes et comédiens ont accueilli cette proposition ?
La création d'Helsingør, château d'Hamlet ne s'est pas faite dans un lieu architectural mais une friche du Ve arrondissement de Paris. Nous y avons créé sept espaces différents, des pièces où tout était accessible au public, dans des couleurs sombres, des tapis au sol, une scénographie complète. C'était un lieu maîtrisé, contrairement à ce qui s'est passé quand les Monuments nationaux nous ont proposé de travailler d'abord au château de Vincennes, puis au Palais-Royal. Là, nous avons été confrontés à des architectures qui en imposent. L'avantage de Shakespeare, c'est qu'il porte la dragée haute. Les comédiens, dont beaucoup viennent de la Comédie-Française et des conservatoires nationaux – des comédiens de haut vol – parviennent à porter ce texte et à ne pas être écrasés par un donjon de 50 m, qui a plus de 700 ans, où cette dalle de 5 000 m2 du Palais-Royal.
Pour moi, l'important, c'est le choix de l'interprète pour un rôle. En tant que metteur en scène, quand on demande à des comédiens de prendre des directions opposées, par exemple, c'est un choix cornélien et radical. Car même au second plan, les acteurs doivent rester présents sur le plateau. Il y a de plus cette proximité avec le public. Nous avons appris à jouer davantage avec cela. Comment considérer une spectatrice, un spectateur ou un groupe quand on ne lui assigne pas un rôle clairement défini ? Nous ne sommes pas dans l'escape "game" [jeux] où vous jouez un rôle. Le public doit rester extérieur.
Cependant, dans les théâtres, j'ai toujours demandé aux comédiennes et comédiens d'aller dans la salle, même d'en sortir ou de se faire passer pour un spectateur. J'ai toujours aimé cette brisure-là. Le spectateur n'est pas totalement extérieur à la pièce, il fait partie d'une communauté. C'est très important pour moi. Et les retours démontrent que les gens sont contents de le vivre.
Quels impératifs, contraintes ou libertés entraînent ce travail qui peut impliquer des passages entre l'extérieur et l'intérieur ?
Il n'y en a pas trop. Enfin si, d'un point de vue spatial. Mais en fait, ce ne sont que des contraintes. Les années précédentes, on jouait à Vincennes, en octobre, donc il faisait nuit tôt. Dernièrement, nous avons joué jusqu'au 26 mai, on était pratiquement au solstice, donc le duel final se jouait entre chien et loup. Mais je trouve aussi important de terminer dans l'obscurité. Je craignais que tout le début de la pièce, avec l'apparition du fantôme, paraisse un peu factice dans une lumière naturelle. En fin de compte, cela passe très bien.
On a commencé l'immersif dans une friche industrielle où on maîtrisait l'espace. C'était horizontal, avec des déplacements qui font 10-12 mètres, puis on est passé au château de Vincennes où c'est vertical, avec des déplacements de 150 mètres. On s'est dit que les gens n'allaient pas suivre, et en fait si. Ce sont des endroits très polymorphes. Je crois que cela peut se jouer dans beaucoup de lieux différents. La thématique du fantôme fonctionne particulièrement bien avec Vincennes. On pourrait investir beaucoup de lieux différents. Pour Le Fléau, la question est un peu différente parce que la pièce est très liée au pouvoir. Elle se déroule dans un quartier de Vienne qui bruisse de vie. Pas comme dans Helsingør où l'on est dans un Danemark pourri de l'intérieur.
Le Fleau convient plus à des lieux de pouvoir et de religion. On pourrait le faire dans un couvent par exemple. Il faut un lieu chargé d'un symbole, il faut du symbolisme mais il y a des contraintes. Quand on a des escaliers sur trois étages, qu'il faut grimper en courant et que certaines personnes peinent, ça ralentit le public. C'est pour cela que nous avons aussi de la musique live, que tout est surveillé par caméra et par micro. La représentation est polymorphe et variable, ça change. Selon les interprètes également puisqu'il y a dans Helsingør deux interprètes par rôle qui alternent. Ce qui peut faire décaler parfois d'un quart ou un tiers la durée du spectacle. Mais nous avons tous appris à faire avec. Et s'il faut attendre quelques minutes de plus, cela fonctionne quand même.
Ce qui est étonnant, c'est qu'il y a différents groupes dispersés et que l'on craint de rater quelque chose, et en fait non...
Shakespeare écrit très bien pour cela. Hamlet, à l'origine, dure six heures. Mais sur cette durée, le public allait manger, aux toilettes, faisait autre chose, sortait et revenait. Il y a un côté sériel pour combler cela chez Shakespeare. Un côté "dans les épisodes précédents". Si vous ratez une scène, vous aurez les éléments d'information plus tard. Et puis, il y a des scènes nodales qui réunissent tout le monde. Il y a un côté ludique à courir après Hamlet ou Ophélie dans les escaliers et les couloirs. Il faut accepter un retour à l'enfance, au jeu et à l'émerveillement.
Avez-vous observé des interactions entre les comédiennes et comédiens avec le public comme cela se passait dans le théâtre antique ?
C'est poussé à l'extrême dans Cyrano en ouverture où on voit que les gens parlaient durant la pièce. Le jeu était très différent de ce que l'on connaît aujourd'hui. Les spectatrices et spectateurs d'aujourd'hui sont très sages, ils gardent la distance. À mon sens, c'est une éducation à refaire. J'aime beaucoup quand à la fin du spectacle le public applaudit vraiment ou hue, ce qui arrive rarement. Mais j'aime qu'il y ait l'expression d'un respect envers les interprètes qui ont donné de leur temps, leur énergie et leur savoir-faire.
Le théâtre ne doit pas viser au médiocre ou à la moyenne. Je trouve aussi important de dire que ce n'est pas bien. Cela permet de se corriger et de s'améliorer. Mais pour ce qui est de l'immersif, oui. Les spectateurs chuchotent, échangent s'ils n'ont pas vu la même chose et tant mieux que cela vive, que cela bruisse. Ce qu'il faut, c'est jouer avec l'espace et en tirer une dynamique, une hauteur, une perspective et faire les efforts pour jouer avec. Les retours du public montrent que les spectateurs aiment se déplacer et suivre un parcours.
Après Le Fléau et Hamlet, avez-vous d'autres pièces en tête et d'autres lieux que vous aimeriez investir ?
J'aimerais investir les théâtres. Le problème, c'est de créer des spectacles avec 17 comédiens pour moins de 200 spectateurs, ce n'est évidemment pas rentable. Mon prochain projet est de faire entrer 400 personnes pour un spectacle avec une quinzaine de comédiennes et comédiens à l'automne 2026, à la scène de Nevers à laquelle je suis associé. Il s'agit de l'adaptation d'un roman, Manhattan Transfert. Si Helsingør est une "pièce château" et Le Fléau, "une pièce quartier". Là, cela sera une "pièce ville", Manhattan. L'idée est aussi d'utiliser des technologies comme la vidéo puisque le sujet tourne autour des débuts du cinéma, avec un travail sur le son d'autant que l'action se déroule au début au téléphone. Ces éléments prendront le relais des interprètes afin que les spectateurs aient d'autres choses à regarder que du vivant. Et comment ces choses peuvent interagir.
Des tournées du Fléau ou d'Helsingør sont-elles à l'ordre du jour ?
Oui, bien sûr. Il faut des lieux qui acceptent de payer un spectacle pour 200 personnes avec 17 comédiens. Les problèmes économiques du théâtre impactent également les tournées. On ne peut pas se déplacer pour une date, mais cinq ou six dates, voire avec deux représentations d'affilée, même si c'est fatigant. Cela crée une dynamique. Mais ce n'est pas évident d'investir des monuments patrimoniaux même si les Monuments historiques ont une programmation culturelle. Aussi, la plupart des spectateurs d'Helsingør au château de Vincennes n'y étaient jamais venus et peuvent avoir envie d'y revenir pour découvrir l'endroit sous un angle plus patrimonial et historique.
"Le Fléau, mesure pour mesure" d'après William Shakespeare
Mise en scène : Léonard Matton
Avec : Roch-Antoine Albaladejo, Thalie Amossé, Jean-Baptiste Barbier-Arribe, Dominique Bastien, Maxime Chartier, Zazie Delem, Camille Delpech, Marjorie Dubus, Jean-Baptiste Le Vaillant, Jean-Loup Horwitz, Laurent Labruyère, David Legras, Justine Marçais, Mathias Marty, Drys Penthier, Jacques Poix-Terrier, Jérôme Ragon, et Floriane Delahousse. Carla Girod (en alternance)
Du 16 au 30 août 2024 à 20h30
Domaine national du Palais-Royal
Place Colette, Paris 1er
Réservation
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