Avignon Off : "Convulsions" revisite Sénèque et nous parle de l'exil aujourd'hui
Effet de vertige redoublé. La veille, le "Thyeste" de Thomas Jolly dans la Cour d’honneur nous avait plongé dans l’effroi brut sans initiation ni transition. Infanticide et anthropophagie entre frères, que Sénèque a concocté et que la mise en scène offre dans la gloutonnerie d’une scénographie entre chien et loup, entre monde réel et enfers.
Toute la violence de notre époque
Ce soir, "Convulsions" prolonge ce plaisir et cet effroi. Ici, cette création est proposée dans le Off dans un des beaux lieux du festival, le Théâtre des Halles, dirigé par Alain Timár. Plaisir du théâtre, intrigue saisissante dans son registre contemporain, entre terrain de basket, voisin violent et carte verte pour conquérir l’Amérique en un coup de dés.Dans le In, la violence cannibale est celle de Sénèque à l’état pur avec la force du création contemporaine dans le grandiose d’un Palais et sa cour d’honneur. Dans le Off, "Convulsions", de l’auteur guinéen Hakim Bah, part du mythe de Sénèque, également, mais pour convoquer avec force toute la violence de notre époque. Sans répit ni temps mort. Dans l’obscur comme en pleine lumière.
Tout coexiste avec justesse, le texte, le jeu, la mise en scène
Atrée et Thyeste torturent et tuent leur frère bâtard pour ne pas avoir à partager l’héritage familial avec lui. Ils lui feront manger sa langue. Scène irreprésentable. Le théâtre est plongé dans le noir. Seules les voix jaillissent de l’obscurité. Atrée bat sa femme et la trompe avec celle du voisin. Thyeste, amoureux d’Érope, finit par la séduire. Plus tard, Atrée, Érope et leur bébé se rendent à l’ambassade américaine pour effectuer les démarches nécessaires à leur installation aux États-Unis. Ça finit très mal finir : anthropophagie, honte aiguë, abîme existentiel. Signe d’une "époque cool et monstrueuse", selon Frédéric Fisbach, metteur en scène de ce "Convulsions", vif et pénétrant comme de la glace vive sur une plaie jamais cicatrisée.Frédéric Fisbach, dans le Off, rejoint Thomas Jolly, dans le In, dans sa quête de l’irreprésentable, mais par d’autres chemins. Quand le texte de Sénèque nous lassait un peu, mais que le jeu subtil des acteurs nous conviait de force à une noce barbare du texte et du mythe, la stratégie d’Hakim Bah est tout autre et nous tient à sa merci.
Des rôles interchangeables
D’emblée, les comédiens se partagent les rôles, vont de l’un à l’autre, alors que sans cesse se déploie la même sempiternelle et répétitive didascalie "Thyeste dit", "Atrée dit", dans une boucle qui en même temps met à distance et souligne, suscite un effet de loupe sur la pire des scènes et la tient en respect. Tout coexiste avec justesse, le texte, le jeu, la mise en scène, les rôles interchangeables qui nous offrent l’irreprésentable et l’intenable. Ce qui entraîne aussi l’humour.Avec Bah, "cette voix nous surprend et vient souvent provoquer le rire alors que la situation est à l’horreur et à l’indignation", ajoute Frédéric Fisbach, qui interroge "de quoi suis-je capable de rire" ? Et rend hommage à son auteur : "J’aime l’écriture d’Hakim Bah. Il fait partie d’une génération d’auteurs qui sont la preuve vivante de la nécessité, pour penser et cultiver l’humain en nous, de tout ce qui n’est pas nous : l’étranger, le différent, l’autre".
À noter le jeu très abouti, tenace et entier des comédiens, tous excellents : Ibrahima Bah, Maxence Bod, Madalina Constantin, Lorry Hardel, Nelson-Rafaell Madel, Marie Payen.
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