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Au Vieux-Colombier, la Comédie-Française présente un étrange "Don Juan" de Molière, avec Laurent Lafitte en séducteur immobile

C’est dans une mise en scène d’Emmanuel Daumas en disposition frontale (les spectateurs de chaque côté de la scène) que triomphent Laurent Lafitte, Don Juan songeur, et Stéphane Varupenne, Sganarelle désabusé. Un spectacle de qualité mais qui ne nous a pas toujours convaincu.

Article rédigé par franceinfo Culture - Bertrand Renard
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 7min
Don Juan (Laurent Lafitte) observe les deux frères d'Elvire qui se disputent dans un "Don Juan" de Molière mis en scène par Emmanuel Daumas au Vieux-Colombier. (RAYNAUD DE LAGE)

Le paradoxe de la mise en scène d’Emmanuel Daumas est peut-être celui-là : nous avoir presque convaincu combien Don Juan est impossible à mettre en scène. Mieux : que Molière s’est attaqué à un thème non pas trop grand pour lui mais trop en avance pour son temps.

Don Juan mutique

C’est un thème, pourtant, qui était dans l’air du temps, par le personnage de l’Espagnol Tirso de Molina, Don Juan ou l’Abuseur de Séville. Mais chez Tirso Don Juan est un vrai faquin, bigame, blasphémateur, et qui sera puni évidemment, ses victimes rachetées par la mansuétude royale. La société contre un homme seul. Rien de cela chez Molière, avec cette ouverture déjà si étrange pour un dramaturge qui situe la majorité de ses pièces dans les maisons, dans les familles -comédies ou tragicomédies se déroulant dans le huis clos bourgeois. Or la scène initiale de Don Juan prend le héros en route, suivi de son valet Sganarelle.

En route et sur la route, à une époque où il y avait tant de brigands, grand seigneur sans lieu, chassé de sa maison où il eût été si facile de le cueillir, lui poursuivi par la vindicte des familles de ses victimes. Et puis une plage, une ville au loin, sous la lune, un lieu où manger -une auberge ? On ne sait trop, c’est à peine souligné par Molière, et son personnage s’exprime peu.

Il s’exprime peu, et Laurent Lafitte le fait très bien, toujours dans une écoute blasée des éternels discours qu’on lui fait, son valet, son père, celle qu’il a séduite, son créancier. Mutique (l’écoute de Lafitte, quand on l’observe, est toujours imperceptiblement différente), Don Juan ne s’anime qu’à deux moments : au début quand il explique son amour des femmes (que s’il aime l’une d’elles il n’a aucune raison pour cela de priver toutes les autres des charmes que sa tendresse pourra leur offrir), à la fin quand il décide de devenir hypocrite, de faire croire (qu’il s’est repenti, qu’il sera un bon fils, qu’il deviendra pieux, mieux, monogame). Réponse éblouissante et amère à l’interdiction de Tartuffe un an plus tôt, où Don Juan se transforme en Tartuffe, mais lucidement, consciemment, car seule l’hypocrisie mène le monde. Le reste du temps Don Juan répond en une phrase, se dérobe, ne se dévoile pas. Enigme debout, même devant son valet, Sganarelle, que Stéphane Varupenne joue avec beaucoup de dignité, sans en faire un benêt.

La rationalité de la science

Si : il y a une petite phrase qui explique tout : A quoi croyez-vous donc, monsieur ? demande crûment Sganarelle – Je crois que deux et deux, c’est quatre et que quatre et quatre c’est huit. La rationalité de la science face à la transcendance de la religion. Tout est dit, et c’est un débat qui agite encore notre temps. Mais à l’époque de Molière, ou un peu avant, on en a brûlé, ou exilé, pour moins que ça : Galilée, Giordano Bruno. Un siècle plus tard, la libre pensée a (un peu) progressé et Mozart et da Ponte pourront s’en prévaloir. Encore plus les grands romantiques qui s’intéresseront au mythe de Don Juan, homme sulfureux mais libre : Byron, Lenau, Pouchkine.

Stéphane Varupenne en Sganarelle dans "Don Juan" de Molière mis en scène d’Emmanuel Daumas au Vieux-Colombier (RAYNAUDDELAGE)
Ainsi, face à l’impossibilité de dire ce qu’il pense réellement, Don Juan est condamné à écouter, des discours qu’on a entendu souvent ailleurs chez Molière, une femme délaissée, un père furieux de la débauche de son fils, un malheureux qui cherche à récupérer l’argent qu’un haut seigneur refuse de lui rendre. A la manière de Molière, évidemment, avec cet art de l’écriture, de la formule, mais qui finit par tourner un peu en rond, surtout à la fin, quand on attend l’arrivée du fantôme du Commandeur (seul moment, évidemment, où Don Juan ne comprend plus. Et où, aussi, le théâtre de Molière bascule dans le fantastique) et que Don Juan est obligé de recevoir encore et encore une succession de fâcheux…

Bonne idée l'absence de décor

Et Emmanuel Daumas ne fait rien pour rendre plus souples, plus dynamiques, ces scènes-là. Comme il n’insiste pas assez sur la collision sociale qui est aussi un des beaux aspects de Don Juan : cette collision sociale, elle se passe essentiellement chez Molière à travers les personnages des servantes et des valets. Mais ici il n’y a pas que Sganarelle. Don Juan sur la route, c’est se confronter à des pêcheurs, à des villageois, à des vagabonds, à des bandits. Très bonne idée, cette absence de décor où l’on tourne en rond -Don Juan, déjà en exil, Don Juan en perpétuelle errance. Mais les personnages croisés sont caricaturaux, pas assez définis, à quelques exceptions, ce monsieur Dimanche dont Daumas fait presque un gamin mais habillé en bourgeois.


Etait-ce d’ailleurs la meilleure idée d’opposer au Don Juan de Lafitte et au Sganarelle de Varupenne trois seuls acteurs pour jouer tous les autres ? Celui qui s’en sort le mieux est Adrien Simion (au titre bizarre d’"artiste auxiliaire" et qui n’est ni "pensionnaire" ni "comédien de l’Académie"), personnalité à suivre, qui passe avec art du pêcheur Pierrot à monsieur Dimanche. Alexandre Pavloff a beaucoup d’autorité dans le rôle du père (un peu monolithique cependant) et amuse dans ses différents rôles travestis (de la nonne du début au personnage de Mathurine) mais le burlesque finit par sombrer dans la caricature. Jennifer Decker, qui joue tous les rôles féminins, ne les caractérise pas assez : Charlotte de qualité, elle peine en Elvire que Daumas transforme en une mystique hagarde, presque folle, au lieu d’une femme douloureusement blessée à qui il ne reste, pour se sauver du déshonneur, qu’à s’enfermer, comme accoutumé à l’époque, au couvent jusqu’à la fin de ses jours.

Toute la fin, les scènes avec le Commandeur, la mort de Don Juan, nous a laissé véritablement perplexe ; comme si personne n’avait une vision claire de ce que voulait y dire Molière. Mais on se doit de reconnaître que ce Don Juan fut très applaudi, même si, à certains rires survenant en des moments inattendus, on n’est pas sûr du tout que bien des spectateurs aient vraiment saisi toute l’ambiguïté de la pièce.


"Don Juan" de Molière, mise en scène d’Emmanuel Daumas, avec les Comédiens-Français. Théâtre du Vieux-Colombier, Paris, jusqu’au 6 mars.

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