Quand le débat devient théâtre : l'absence de diversité en question à La Colline
La scène est bien fournie : dix personnes pour parler de l'absence de diversité au théâtre. Ils sont metteurs en scène et directeurs de théâtre (Stanislas Nordey et Stéphane Braunschweig), acteurs (Jean-Baptiste Anoumon et Zinédine Soualem), sociologue (Eric Fassin), président de l'Arcadi, qui soutient les projets théâtraux en île de France (Frédéric Hocquard), mécènes (Marianne Eshet et Firoz Ladak), chargée de mécénat (Monia Triki) et journaliste (Laure Adler anime la rencontre).
Conscient que les plateaux de théâtre ne reflètent pas la diversité culturelle française, Stanislas Nordey anime un complément de formation, "Ier Acte", pour les jeunes acteurs issus de la "diversité" qui veulent devenir comédiens. L'action est initiée par la Colline, partiellement financée par les mécènes sur scène. La présentation, qu'on devine bien organisée doit durer 1h30. Le public est appelé à intervenir en deuxième partie.
Le débat n'a pas encore commencé que... coup de théâtre : un groupe dans le public veut intervenir – majoritairement noir, le groupe, c'est loin d'être anodin ici. Une voix de femme se distingue, elle est debout : "Je ne veux plus qu'on parle de moi à ma place". Le regard dévie de la scène et de ses intervenants majoritairement blancs vers les fauteuils rouges du théâtre de la Colline, et on découvre un public bien plus bigarré et jeune que d'habitude au théâtre.
Un spectateur propose un vote pour savoir si oui, ou non, cette femme doit parler. Les intervenants reprennent la parole, le temps de se présenter. Mais le décor est planté : le public est devenu acteur inévitable du débat.
Discrimination
"Moi on m'a invité parce que je m'appelle Zinedine Soualem", en retrait, pince sans rire, l'homme qu'on a vu si souvent dans les films de Cédric Klapisch est lucide sur la composition du plateau. Comme le notera plus tard Eric Fassin, sociologue et intervenant, dans une discussion comme celle-ci, on est obligé de se positionner racialement : "On se découvre blanc" car on ne vit pas ce type de discrimination. On soulignera donc ici les pales origines bretonno-charentaises de l'auteure de ce texte.
"Vous voulez aussi me laisser votre place ?"
Le public bout tellement, pas tant de questions que de témoignages, de revendications, de colère, qu'il est impossible de composer sans lui. "La marmite est sur le point d'exploser", prévient la femme du début. C'est Eva Doumbia, une metteur en scène qui travaille entre la France et l'Afrique de l'Ouest.
Dans la salle, on prend littéralement la parole. Mais on s'écoute. On applaudit pour un bon mot, une émotion, la prouesse d'une tirade. Un homme, visage très noir, cheveux très blancs se lève. Invité à monter sur scène, il tente : "Vous voulez aussi me laisser votre place ? Mon cher !" Stanislas Nordey cède. Le metteur en scène en vogue est désormais accroupi au pieds de cet homme noir et élégant, on le voit brièvement à quatre pattes pour récupérer un objet. Le poids du passé colonialiste de la France a été rapidement évoqué, balayé par certains comme hors sujet, il revient en force devant cette image.
Des rôles de racailles et de bandits
"La vraie question ce n'est pas de savoir pourquoi on nous propose que des rôles de racailles ou de bandits, c'est pourquoi on ne nous donne pas des rôles qui font avancer une pièce." Jean-Baptiste Anoumon est un des comédiens invités par le théâtre de la Colline. Il a un sens aigu de la formule, qu'il répète pour appuyer ses paroles. A un moment, emballé, il oublie ce qu'il s'apprêtait à dire. En pensant à quel point son attitude est théâtrale, on se rappelle aussi vite combien il est difficile d'exprimer une colère, c'est-à-dire une vulnérabilité, devant une salle comble.
Après avoir longuement levé la main et presque arraché la parole aux directeurs de théâtres à qui on essaye de la redonner, Sophie Proust, maître de conférences en arts de la scène se souvient : la seule fois où elle a vu des gens issus de la "diversité" dans une salle de théâtre, elle reflétait la diversité du plateau. "Quand un auteur noir veut monter une pièce, les directeurs de théâtre lui disent : "vous avez des lieux pour ça, le Tarmac et le théâtre du Musée du quai Branly". Par conséquent, les acteurs noirs se retrouvent à jouer des textes écrits par des noirs."
La question de la "tête de l'emploi" prête aussi à la controverse. Dans son introduction, Stéphane Braunschweig insistait sur le fait que chaque choix de mise en scène devait avoir un sens. Mettre un noir dans un rôle classiquement attribué aux blancs devait, bien qu'il le déplore, être justifié.
"C'est évident que je ne pourrais jamais jouer un rôle de résistant français pendant la Seconde Guerre mondiale, ce serait complètement anachronique", nous expliquait comme une évidence, un ami métis. Preuve s'il fallait, que ces blocages sont intériorisés au-delà des frontières du théâtre. "Comme s'il fallait être bourgeois et parler russe pour jouer Tchekhov", ironise un intervenant. Ne sommes-nous pas habitués, si on parle d'anachronisme ou de contre-emploi supposé, à voir des rôles de femmes joués par des hommes ou des pièces de Molière interprétées en baskets ?
"Si vous en avez envie, faites-le"
"Vous avez fait des mises en scène où on ne comprenait pas ce que vous vouliez dire, vous l'avez fait et refait. Si vous en avez envie, faites-le !" Jean-Baptiste Anoumon s'adresse aux metteurs en scènes. Principalement Stanislas Nordey et Stéphane Braunschweig.
Ils étaient venus présenter une formation de complément, Ier Acte, pour aider les jeunes "issus de la diversité" à se sentir légitimes pour passer les concours des grandes écoles de théâtre. En guise de présentation, les comédiens présenteront leur travail un peu plus tard mais en attendant, les metteurs en scène encaissent les coups.
Yann Gael, comédien sorti du Conservatoire national supérieur d'art dramatique ne sera pas le seul à leur faire remarquer : "La première chose qui vous soit venue à l'esprit, c'est qu'il n'y avait pas assez de jeunes gens issus de la diversité et suffisamment formés. Si vous ne les connaissez pas, c'est un autre souci. Parce que ces gens-là ils existent et vous pourriez simplement faire ce geste de les intégrer à vos pièces".
Malgré la gravité du thème, c'est le dynamisme qui l'emporte. Le dialogue continue à la sortie, s'échauffe sans jamais dégénérer. On félicite les acteurs clés entre deux cigarettes et quelques anecdotes personnelles.
Bien sûr, il n'aura été question "que" de théâtre entre gens de théâtre. Mais des moments comme celui-ci rappellent, s'il le faut, le dynamisme de cet art. Il présente et représente la société. Il brasse les élites et les écoles, il éduque et surprend. En France, il est subventionné plus qu'ailleurs, ses enjeux sont aussi politiques.
Sur le trajet du retour, on regarde dans le métro les affiches qui annoncent les pièces jouées en ce moment à Paris. Elles convainquent de la nécessité de ce dialogue.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.