Reportage Francophonie : comment le nouchi, cet argot des quartiers d'Abidjan, enjaille peu à peu la langue française

Article rédigé par Franck Ballanger, Thomas Sellin
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
Publicité dans les rues d'Abidjan. "2 krika" est l'expression en nouchi pour "2 000 francs CFA". (ISSOUF SANOGO / AFP)
En Côte d’Ivoire, le nouchi gagne du terrain et s'impose peu à peu comme langage véhiculaire. Une sorte d’itinéraire bis qui puise dans les langues et dialectes africains comme dans le français et qui, en retour, enrichit son vocabulaire.

En arrivant à Abidjan, dans un premier temps, le visiteur pense qu’on lui a menti. Non ! personne ne parle français ici, alors qu'il est censé être la première langue en Côte d'Ivoire, celle qui permet aux 28 millions d’Ivoiriens d’échanger dans un pays où l’on parle 70 langues ou dialectes. Mais dès les premières heures passées dans la capitale, donc, on se rend compte que ce que les Ivoiriens parlent le mieux et le plus, c’est le nouchi, l’argot local. Dès les premiers mots échangés avec le chauffeur de taxi, lorsque vous le remerciez d’avoir porté vos bagages et qu’il vous répond "Y’a pas drap !", vous comprenez qu’il ne vous parle pas de sa literie, mais qu’il est seulement content de vous rendre service.

En Côte d’Ivoire, on estime qu’un tiers des locuteurs parlent couramment français, soit environ 10 millions de personnes. Il est tout à fait clair qu’ils sont beaucoup plus nombreux à parler nouchi. La quasi-totalité des jeunes, par exemple, ne s’exprime pratiquement qu’en nouchi et ce n’est pas anodin dans un pays où la moyenne d’âge était de 21 ans en 2023 (par comparaison, elle était de 41,4 ans en France). Le terme d’argot n’est donc plus forcément adapté pour désigner le nouchi et pour beaucoup, le nouchi a supplanté le français en tant que langue véhiculaire en Côte d’Ivoire : le nouchi est désormais la langue la plus parlée entre gens ne parlant pas la même langue. En résumé, un locuteur baoulé, pour parler avec un locuteur dioula, emploiera le nouchi et non plus le français qui ne serait plus que la langue de l’école et de l’administration. 

Poil sous le nez 

Plusieurs théories coexistent sur les origines du nouchi. La plus largement partagée date son origine à la fin des années 70. Nouchi viendrait de deux mots dioulas : nun qui veut dire "nez" et sii qui signifie "poil". À l’époque, noussi ou nouchi devient un synonyme de "voyou" ou "caïd" dans les quartiers les plus populaires de la capitale économique, comme Adjamé, Abobo ou Yopougon. Parce qu’à cette époque, dans les films westerns très populaires en Côte d’Ivoire, les durs portaient toujours la moustache. Par extension, le nouchi désigne donc l'argot des caïds des quartiers de "Babi", le surnom d'Abidjan. Il grandit dans les années 80, d'abord comme le parler des jeunes exclus du système éducatif, et se fait peu à peu une place aux côtés de deux variantes ivoiriennes du français : le "français populaire ivoirien" (la langue jadis introduite par les militaires et l'administration coloniale, correspondant à la caricature raciste du "petit nègre") et le "français ivoirien", ou "français local", que toutes les classes sociales pratiquent, quel que soit le niveau d’éducation ou la condition sociale. 

Et aujourd’hui, plus besoin de porter la moustache pour parler nouchi : hommes, femmes, jeunes et vieux de toutes les classes sociales parlent nouchi. Les parents, par exemple, s'y sont mis pour pouvoir communiquer avec leurs enfants. "Ye te kouman", par exemple, c’est ce qu’un papa va lancer à son fils pour lui dire qu’il veut lui parler. La langue est donc sortie du ghetto, s'est invitée dans les séries télé et la musique, chez les lycéens et les étudiants, pour conquérir le pays. Aujourd'hui, des cours sur le nouchi sont même dispensés à la très réputée faculté Félix-Houphouët-Boigny d’Abidjan, ce qui pourrait lui assurer un bel avenir. 

Il n’est plus rare de voir des titres de journaux, des articles, des publicités ou des affiches écrites en nouchi. Les réseaux sociaux en sont truffés. Et les politiques eux-mêmes s'y mettent. Lorsque l’on veut parler au plus grand nombre, on emploie la langue comprise par le plus grand nombre. Pourtant, le nouchi ne s’écrit encore que très peu : "Puisqu’on peut écrire un mot nouchi de quinze manières différentes, on préfère dire notre nouchi que l’écrire", nous a expliqué le serveur d’un restaurant libanais d’Abidjan. Simple. Basique. De fait, le nouchi s'est fait une (toute) petite place en littérature. Ahmadou Kourouma (Allah n'est pas obligé, 2000, prix Renaudot) ou Maurice Bandaman (L'Etat Z'héros ou la guerre des Gaous, 2016) l'invitent dans le roman, Henri Michel Yéré le consacre en langue poétique avec Polo kouman, Polo parle (2023). Mais le nouchi n'a ni syntaxe, ni grammaire codifiées, et il emprunte ses structures au français. "Aucune tentative académique sérieuse" n'a été tentée pour l'encadrer, explique Germain-Arsène Kadi, professeur de littérature comparée à l’université Alassane-Ouattara de Bouaké, qui a pourtant publié Le nouchi de Côte d'Ivoire, un dictionnaire et une anthologie du nouchi, en 2017.   

"Le français, c’est trop compliqué" 

Puisque le nouchi est la langue de la rue, nous avons préféré nous éloigner de la faculté et nous balader dans "Babi" pour prendre notre première leçon de nouchi. Dans les restaurants, donc, ou plus simplement dans la rue. Et Manuela s’est imposée comme la meilleure professeure d'Abidjan possible : réceptionniste dans un hôtel à Marcory, un quartier résidentiel, elle est "surdiplômée" en nouchi. Et sans avoir jamais pris un cours. Manuela maîtrise aussi parfaitement le français (ce qui n'est pas le cas de tous les "nouchistes") et c’est sans doute ce qui lui a permis de nous le rendre accessible. Elle nous a donné rendez-vous dans un maquis, un de ces bars-restaurants ouverts jusqu'à pas d'heure, pour nous expliquer l’âme, la raison d’être du nouchi : "Ici, on a tendance à dire que le français est trop compliqué. Quand on parle le français, il y a toujours quelqu’un pour nous dire qu’on le parle mal, qu’on ne s’exprime pas bien. En nouchi, il n’y pas de 'tu comprends ou tu ne comprends pas le français'. Qui va te juger en nouchi ? Et puis c’est amusant, c’est un jeu, on arrive à se comprendre facilement. Nous, on ne va pas 'conjuguer' pendant des heures. Ce qui peut se traduire par 'tergiverser'. On ne va pas couper les cheveux en quatre." 

"C’est toujours du français qu’on tire notre nouchi. Sans le français, on ne peut pas créer notre langue ! On prend votre français pour le transformer et vous transformer aussi un peu. Finalement, c’est devenu notre français à nous."

Manuela, "nouchiste"

à franceinfo

Le nouchi se nourrit du français : Jean-Martial Kouamé ne dit pas autre chose. Il est professeur titulaire de sciences du langage et directeur de l’Institut de linguistique appliquée à l’université Félix Houphouët Boigny, à Abidjan. Il étudie "comment les langues ivoiriennes se glissent et se cachent dans la langue française". Selon lui, les locuteurs du nouchi "donnent au français un rythme nouveau, une syntaxe autre, des référents, des expressions, des images qui rendent compte de leur vécu. On assiste ainsi à une forme d’acclimatation du français en Afrique, résultat des divers modes d’appropriation de cette langue par les locuteurs africains." 

Le nouchi dans le dictionnaire français 

Contrairement aux hommes, les langues n’ont pas besoin de visas et elles circulent facilement et librement. Des chercheurs ont ainsi établi que le nouchi reposait sur trois catégories de mots : les mots d’origine européenne (français, espagnol et anglais, surtout, même si des mots allemands comme "nein" ou "kaputt" se retrouvent en nouchi), les mots d’origine ivoirienne et les mots fabriqués. Au total, on estime que 35% du nouchi provient directement du français. Charme Matuba est congolaise, francophone et elle habite et travaille depuis pratiquement un an à Abidjan. Pour elle, le phénomène nouchi dépasse largement les frontières de la Côte d’Ivoire : "Bien sûr, ici, le nouchi est une institution. Cela fait partie des racines de la Côte d’Ivoire. Mais la force du langage est dans le mouvement. Une langue n’est pas faite pour rester à un endroit et n’en plus bouger." Le phénomène n'est d'ailleurs pas spécifique à la Côte d'Ivoire : des parlers jeunes et urbains comme l’"indoubil" en République démocratique du Congo, le "camfranglais" au Cameroun ou le "toli bangando" au Gabon, ont eux aussi la bougeotte. Charme va même plus loin : elle estime que les aller-retours du français et du nouchi entre la France et l’Afrique de l’Ouest sont tout à fait logiques et même légitimes : "Cela fait partie de l’histoire de la langue française et même, plus globalement, de l’histoire de la France et des pays qu’elle a colonisés. Pourquoi ne pas juste accepter cet état de fait et avancer ?"  

Plusieurs paramètres peuvent expliquer les "aller-retours" dont parle Charme. En premier lieu, l’immigration : les Ivoiriens d’origine amènent en France leur façon de parler, leurs expressions et donc des pages entières des dictionnaires de nouchi, qui infusent dans l’hexagone. Une "go", par exemple, reste sans doute le mot nouchi le plus employé en Français pour désigner une femme, une fille, une chérie. Il est entré dans Le Petit Robert. Dans le Petit Larousse, on relève quatre mots en nouchi : "go", mais aussi "enjailler" (s'amuser, faire la fête), "brouteur" (arnaqueur opérant sur Internet) et "boucantier" (artiste pratiquant la danse du coupé-décalé). Quelques mots nouchis sont donc officiellement devenus français. Beaucoup plus le deviendront, c’est certain. Comme l’écrit Hyacinthe Menan dans les avant-propos de son Nouchipédia, précis d’expressions nouchi illustrées, "à travers le nouchi, le français prend des couleurs et s’enrichit chaque jour un peu plus d’ivoirismes". 

Mais ces "ivoirismes" pèsent encore peu comparés aux milliers d'emprunt au français du Québec, de Suisse ou de Belgique. "Le poids lexical des pays d'Afrique est largement sous-représenté", pointe Michel Francard, professeur émérite à l'université catholique de Louvain, en Belgique. "Tout le monde se réjouit de ce que le mot 'enjailler' soit entré dans le dictionnaire, note Jean-Martial Kouamé, linguiste ivoirien, mais on pourrait aller plus vite que ça. L'Académie française surveille la langue, mais une langue est dynamique. Il ne faut pas observer des dizaines de décennies avant de faire entrer des mots d'usage."   

"Pas de retour en arrière possible" 

Autre vecteur important des "voyages" du nouchi : la culture en général, la musique en particulier. Un groupe comme Magic System, a fait d’un mot nouchi un tube français. Leur chanson 1er Gaou sortie en 2002 a été certifiée disque d’or en France et le titre a même atteint la quatrième place des charts dans l’hexagone. Plutôt savoureux, quand on sait que gaou veut dire "idiot" ou "plouc". Depuis, les rappeurs français d’origine ivoirienne Kaaris, Koba LaD ou Jok’Air perpétuent cet import-export permanent. Et le Molière le plus connu de Côte d’Ivoire est un chanteur de zouglou qui n’a qu’un très lointain rapport avec Jean-Baptiste Poquelin. 

L’argot ivoirien ne risque-t-il pas d’être mis au banc par les tenants d’une certaine idée de la langue française, sur fond de crainte d'un "grand remplacement" qui s'appliquerait à la langue ? Charme Matuba laisse ce débat à d'autres. "Ce que je sais, c’est que le temps passe… et que le temps de le dire, les choses ont déjà changé. Pour être honnête, je ne pense pas qu’il puisse y avoir un retour en arrière et le français va évoluer grâce, ou à cause de l’Afrique." 

Comme au café du commerce ou sous l’arbre à palabres, tout le monde pourra discuter de cette question, mais les chiffres parlent eux-aussi. L’Institut national d’études démographiques (Ined) estime qu’à l’horizon 2050, environ un quart de la population mondiale vivra en Afrique (2,5 milliards sur 10 milliards). Compte tenu de cette vitalité démographique, le nombre de locuteurs français pourrait lui aussi augmenter de façon exponentielle (cela dépendra quand même surtout de la qualité de l’enseignement du français aux jeunes générations). Aujourd’hui, 60% des francophones sont Africains et les prévisions les plus optimistes de l’Organisation internationale de la francophonie nous disent qu’en 2060, il pourrait y avoir près de 750 millions de locuteurs français dans le monde, dont 85% résideraient en Afrique.

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