"Le nouvel album de Kendrick Lamar est peut-être son dernier" : entretien avec Nicolas Rogès, biographe du rappeur américain
Alors que le rappeur Kendrick Lamar vient de sortir un nouvel album après cinq ans d'absence, comment va l'homme, quel est le message de l'artiste, et quel futur se dessine pour le rappeur ? Nous avons interrogé son biographe, le Français Nicolas Rogès, auteur de "Kendrick Lamar, de Compton à la Maison Blanche".
Le rappeur américain Kendrick Lamar, figure majeure du hip-hop, vient de sortir son cinquième album, Mr Morale & The Big Steppers, après cinq ans d'absence. Un disque très riche, dans lequel l'artiste âgé de 35 ans se met à nu comme jamais. Qu'il évoque ses traumas de jeunesse, les abus sexuels subis par sa mère et la reproduction infernale des schémas de génération en génération, qu'il médite sur la transidentité, la paternité, la religion, le racisme ou la violence, qu'il aborde ses propres doutes, failles et infidélités, il parvient toujours à passer admirablement de l'intime à l'universel. Avec pour objectif premier de nourrir et faire avancer le débat au sein de sa communauté, à laquelle ce prix Pulitzer adresse en priorité sa prose engagée.
Pour mieux comprendre la portée de son propos et où s'inscrit dans son parcours cet album avec lequel il semble tourner une page, nous avons conversé avec Nicolas Rogès, auteur de Kendrick Lamar, de Compton à la Maison Blanche (éditions Le Mot et le reste), la première biographie (au monde) de cet immense rappeur.
Aveu de son addiction au sexe et de ses infidélités, révélation des abus sexuels subis par sa mère et du changement de genre de sa tante, le fait qu’il confie avoir eu une panne d’inspiration de deux ans et avoir entrepris une psychothérapie : Kendrick Lamar avait-il déjà été aussi loin dans le dévoilement de son intimité que sur ce nouvel album ?
Nicolas Rogès : Je pense que c’est son album le plus personnel, ce qui est fou quand on pense que chacun de ses albums est une exploration de son enfance et de son passé. Je trouve que c’est même parfois difficile à écouter tant il est impudique. Dans des villes laissées pour compte comme Compton, on ne parle jamais de ces problèmes et les gens ne vont jamais voir de psy parce qu’ils ont peur de paraître faibles. C’est un aspect très intéressant de l’album. Je trouve en tout cas qu’il a réussi sur Mr Morale & the Big Steppers à perfectionner sa formule. Damn et To Pimp a Butterfly sont de bons albums mais il fallait se prendre la tête pendant des heures pour en comprendre le sens. J’ai l’impression que celui-ci est plus direct, moins crypté. Il a réussi à faire quelque chose de très intime et très profond tout en étant plus accessible, même si ses textes sont comme toujours ouverts à des centaines d’interprétations et qu’on n’a pas fini d’en faire le tour.
Depuis son dernier album Damn (2017), Kendrick Lamar est devenu père de famille, il a obtenu un prix Pulitzer, il a fait ses débuts d’acteur et il a signé la BO acclamée de Black Panther. A-t-on affaire au même homme qu’il y a cinq ans ?
Ce n’est plus du tout le même homme. Il est devenu père et ça a changé beaucoup de choses dans sa vie. Il révèle d’ailleurs dans ses textes qu’il a eu un fils, Enok, que l’on voit sur la pochette. Jusqu’ici on savait qu’il avait eu une fille mais pas un fils. Ce disque est d’ailleurs aussi une réflexion sur la paternité. "La personne que je suis et que j’ai été, avec mes traumas, tout cela aura-t-il une influence sur mes enfants ? Suis-je capable d’être un bon père ?" Ce sont des questions qu’il ne se posait pas en 2017. Le fait qu’il ait accepté pour la première fois de se faire aider en allant chez un psy, comme il le dit dans les paroles, contribue aussi à en faire un autre homme puisqu’il a réussi à parler de ses traumas et à les exorciser. Dans la mesure où il se réinvente constamment, on se doutait qu’il serait différent en tant qu’artiste, mais en tant qu’homme on ne savait pas où il en était. L’album est un début de réponse.
La couronne d’épines sur la pochette, les chœurs célestes au début de l’album, la marche sur l’eau et la lévitation les bras en croix dans le clip de N95 : même s’il se défend d’être un sauveur, notamment dans la chanson Savior, il joue quand même beaucoup avec cette image de Messie du hip-hop que beaucoup lui ont taillée, non ?
Oui, depuis 2015 avec To Pimp a Butterfly, Kendrick Lamar joue pas mal avec ça. Personnellement je trouve un peu pénible cette confrontation en permanence avec la religion, et pourtant sur cet album il le fait beaucoup moins et de façon paradoxale, comme toujours : sur la pochette il porte une couronne d’épines mais on voit aussi un flingue dépasser de sa poche arrière. Il met toujours sur un même plan la religion et la violence, l’amour et la haine. Par ailleurs, sur Aunties diaries qui évoque la transition de genre de sa tante et de son cousin, il introduit le doute par rapport à la religion ("Ce jour-là, j’ai choisi l’humanité plutôt que la religion", dit-il face aux réflexions du pasteur qui n’approuve pas la transition NDLR) et c’est une position nouvelle chez lui. Dans sa carrière, Dieu a toujours été sanctifié et cette fois la religion est légèrement remise en question.
Justement, Aunties Diaries, qui parle de la transidentité à travers le parcours de l’une de ses tantes devenue homme et d’un cousin devenu femme, c’est du jamais vu dans le rap ?
C’est un thème jamais encore abordé dans le rap, un milieu parfois un peu homophobe même si les choses changent. Kendrick prend le sujet à bras le corps et je trouve qu’il le fait de façon intelligente. Parce qu’il ne se contente pas de raconter l’histoire de membres de sa famille en transition, il parle du fait que lui-même au début les rejetait et employait le mot "faggot" (pédale) à leur sujet parce que c’est comme ça que les choses se passent quand on a grandi à Compton. Il évoque ses propres contradictions et l’évolution de sa position, et ça apporte une dimension nouvelle. Lorsque je suis allé à Compton pour mon livre sur Kendrick Lamar, j’ai rencontré un homme homosexuel, qui a d’ailleurs réalisé la couverture de mon livre, et il me disait qu’à Compton plus qu’ailleurs, être homosexuel est un enfer. Sachant cela, cette chanson de Kendrick Lamar est vraiment forte.
Qu’est ce qui vous a le plus surpris sur ce nouvel album ?
J’ai été surpris et même choqué par la présence sur l’album du rappeur Kodak Black, qui a été reconnu coupable de viol envers une jeune femme, et que Donald Trump a gracié en janvier 2021. Kodak Black, qui a un immense succès aux Etats-Unis, a des positions très discutables. Ce que je ne comprends pas c’est que Kendrick Lamar, dans son clip The Heart Part 5 sorti en prélude à l’album, (dans lequel il se transformait en plusieurs Afro-américains célèbres via le morphing NDLR), rendait hommage notamment au rappeur Nipsey Hussle, assassiné en 2020, qui a été une grosse influence pour beaucoup de rappeurs. Or, Kodak Black avait manqué de respect à Nipsey Hussle une semaine après sa mort en déclarant que si sa compagne était disponible il l’était lui aussi. Donc que Kendrick l’invite sur son album et lui donne une place importante, c’est très étonnant. Il est presque le fil rouge de cet album qui est une réflexion sur "comment nos traumas passés guident nos actions futures". Kodak Black le dit dans l’album : "j’ai vécu des choses horribles, j’ai été très pauvre, je n’avais rien à manger, j’ai dû m’en sortir en dealant etc". Kendrick nous dit, en gros, "toutes ses expériences passées ont fait de lui qui il est aujourd’hui et ont conduit à ses erreurs. Qui sommes nous pour juger qui que ce soit ?". Mais pourquoi donne-t-il la parole à Kodak Black plutôt qu’aux victimes ? Il aurait pu se contenter de le mentionner, comme il le fait pour R Kelly dont il dit "s’il ne s’était pas fait abuser enfant, en serait-il là aujourd’hui ?". Sa présence pose question et j’ai hâte que Kendrick s’exprime à ce sujet.
On parle assez peu de musique lorsqu’on aborde un nouvel album de Kendrick Lamar, parce qu’on se rue sur les paroles en priorité. Pourtant il y a des choses à dire...
C’est un album fait de ruptures, avec beaucoup de changements de rythmes, et plus de chant. S’il on remarque la présence des producteurs Pharrell Williams et The Alchemist, il travaille toujours avec la même équipe de producteurs depuis ses débuts, Sounwave et Dj Dahi, qui ont réussi à se réinventer et à s’adapter à son discours. Mr Morale & the Big Steppers est intéressant au niveau des sons mais il n’y a pas d’énorme single évident comme Humble ou DNA. Et je trouve ça bien, même si ça a pu lui être reproché. Parce qu’en fait il s’en fout, il n’est en lutte avec personne d’autre qu’avec lui-même, je pense qu’il n’est pas du tout intéressé par les hits. Il est multimillionnaire, il n’a pas besoin d’argent, et il est plus intéressé par l’art. C’est un album très personnel, pas du tout calibré pour la consommation de musique aujourd’hui, qui fonctionne beaucoup par playlists. Je pense qu’il a voulu faire l’album qui lui faisait du bien avant tout. C’est comme s’il s’était dit : "Ok j’ai fait un album concept comme dans les années 90 avec Good kid M.A.A.D City, j’ai fait un album de jazz parce que j’adore le jazz avec To Pimp a Butterfly, j’ai fait mon blockbuster avec Damn et maintenant je fais exactement ce que je veux." En l’occurrence un faux double album (un vrai c’est plutôt 25 morceaux et pas 18) scindé en deux pour montrer deux facettes. La dernière théorie parle d’ailleurs de deux parties qui se répondent en miroir, la première piste de Mr Morale correspondant à la première piste de The Big Steppers etc.
Sur le dernier titre de l’album, Mirror, il semble clairement tourner la page. Il y répète en boucle "I choose Me, I’m Sorry" (Je me choisis, je suis désolé). Et ses derniers mots sont : "Sorry I didn’t save the world, I was too busy building mine" (Désolé je n’ai pas sauvé le monde, j’étais trop occupé à construire le mien). Cet album pourrait-il être son dernier ?
En tout cas c’est un album de clôture, parce que c’est son dernier album chez le label TDE (Top Dawg Entertainment) qui l’a vu naître, il tourne une page. J’ai également perçu cette dernière phrase comme le signe que ce serait son dernier album. Mais c’est peut être aussi un constat d’échec : "j’ai échoué artistiquement à sauver le monde mais par contre j’ai réussi ma thérapie et désormais je choisis ma famille". Je pense qu’il va se mettre en retrait de la musique de plus en plus parce qu’à 35 ans, il a peut-être dit tout ce qu’il avait à dire. C’est sans doute la fin de Kendrick Lamar tel qu’on le connait. On sait qu’il veut aller de plus en plus vers le cinéma. Il serait en train de tourner un documentaire au Ghana actuellement et il a signé un contrat avec les créateurs de South Park en vue de créer des séries.
Son futur passera-t-il par PgLang, la mystérieuse agence qu’il a montée avec son collaborateur Dave Free en 2020 ?
Personne ne sait précisément ce qu’est PgLang. Disons que c’est un hub créatif avec lequel ils ne se fixe aucune limite. Cela peut être de la réalisation de clips, de la mise en place de publicités, des tournages de films ou de séries, du stylisme ou même du management et de la production d’artistes. Pour le moment, on a surtout vu le développement de son protégé, le jeune rappeur Baby Keem auquel il donne beaucoup de visibilité sur cet album - on le voit même dans le clip de N95 (dans une scène en noir et blanc où il s’appuie sur Kendrick NDLR). L’album de Baby Keem sorti l’an dernier a très bien marché, il a même remporté un Grammy (de la meilleure prestation rap NDLR). Kendrick met aussi en avant sur l’album son autre protégé Tanna Leone, signé sur PgLang, et il a prévu de les emmener en tournée avec lui. Donc il prépare aussi la suite et va peser sur leur direction artistique.
Une façon de jouer le même rôle qu’ont joué pour lui TDE et Dr Dre ?
Exactement, je le vois bien tirer les ficelles en coulisses et laisser les petits jeunes briller.
Kendrick Lamar sera en concert à Paris AccorArena le 21 octobre 2022
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