"Ice Cold, l'histoire des bijoux hip-hop", un ouvrage poids lourd sur la démesure visuelle assumée des stars du rap
Cet ouvrage de photos n'est pas seulement un beau livre pour table basse : l'autrice Vikki Tobak y retrace dans le détail l’histoire des bijoux des stars du rap, ces parures clinquantes incrustées de diamants, tout en analysant leur symbolisme et leur pouvoir.
Dans le rap, où il faut s'imposer pour exister et où l'ego, surinvesti et surjoué, brille au premier plan, la sobriété n'est pas de mise. Depuis les débuts du hip-hop, on ne plaisante pas avec le bling : c'est du lourd, du sérieux. Chez les stars du rap, rien n'est assez rutilant et, portés par la surenchère entre artistes, le délire et la créativité atteignent leur paroxysme. Une folie totalement assumée.
De l’or, de l’or rose, du platine et des pierres précieuses comme s’il en pleuvait. Des pendentifs géants, dépassant facilement la taille d'une assiette à dessert, aux formes de plus en plus complexes. L’énorme chaîne à médaillon Horus de Kanye West (estimée 300 000 dollars), le pendentif de Rick Ross à son effigie incrusté de diamants jaunes, le collier en forme de système solaire créé pour Takeoff de Migos (500 000 dollars), le diamant rose à 24 millions de dollars que s’est implanté Lil Uzi Vert sur le front …
D’où vient ce goût de l’ornementation ostentatoire ? Que signifie-t-il ? Pourquoi et comment les rappeurs, depuis la première pochette de Kurtis Blow en 1980, qui posait avec six chaînes en or pour son entrée dans le monde de l’industrie musicale, se sont-ils pris de passion pour tout ce qui brille ?
"Mes bijoux sont mon costume de super héros"
"Je raconte des histoires avec mes vêtements et mes bijoux depuis aussi longtemps que je le fais avec des beats et des rimes", explique le rappeur Slick Rick, 57 ans, dans l'avant-propos de ce livre. "Mes bijoux sont mon costume de super-héros, un prolongement de ma magnifique peau noire. Ils sont un cadeau des ancêtres qui montaient sur le trône avec des bagues et des pierres grosses comme des glaçons", ajoute le rappeur d’origine jamaïcaine, dont l’appétit insatiable pour les bijoux grand format a fait passer le "game" de la joaillerie rap au niveau supérieur.
"Si la communauté hip-hop se passionne pour les bijoux, c’est parce que ce sont des indices visuels qui ont toujours servi à afficher son statut social", explique la journaliste Vikki Tobak dans le texte passionnant d'Ice Cold. "Pour la culture urbaine, la rue est un podium de défilé" où il faut être vu et remarqué pour inspirer le respect. Si vous avez les moyens, vous le faites savoir et vous paradez avec des chaines, des bagues, des montres, des pendentifs voyants et des bijoux de dents, les fameux grillz.
Dans cet ouvrage épais et grand format, l'autrice retrace dans le détail l’histoire de ces parures clinquantes tout en détaillant et analysant leur symbolisme et leur pouvoir. A ceux tentés de n'y voir que compétition, vanité et arrogance, ce livre répond aussi subversion, identité et transcendance. Avec en regard les preuves édifiantes en images, photos d'archives et clichés iconiques signés de pointures telles Janette Beckman, Jamel Shabazz ou David LaChapelle.
Comme les rois, les papes et les mafieux
Au premières heures du hip-hop, on arborait des bijoux pour ressembler aux figures les plus flamboyantes du quartier : les dealers et les proxénètes, détenteurs du swag et du style le plus désirable. Puis le mouvement hip-hop en pleine ascension a créé sa propre esthétique. Les bijoux sont devenus plus originaux. Grâce à des artisans new yorkais installés à Harlem, dont le fameux créateur Dapper Dan, ils ont été personnalisés. Ils sont aussi devenus plus gros.
Mais c’est dans les années 80 que les "bijoux poids lourds" ont fait leur apparition, portés par les premières icônes du rap comme Slick Rick, LL Cool J, Roxanne Shanté, Run-DMC, Eric B. & Rakim, Biz Markie et Big Daddy Kane. Ils arboraient aussi bien des pendentifs à l'effigie de Jésus ou de Néfertiti, que des logos de voitures de luxe comme Mercedes-Benz, à l’instar de celle portée par Rakim dans le clip de Microphone Fiend, ou de l'emblème de capot Volkswagen qu'exhibait en sautoir Mike D des Beastie Boys.
"Les rappeurs ont vite compris le pouvoir d’expression de ces pièces" tape-à-l'oeil, attributs des rois, des papes, des membres de la royauté britannique et des affranchis de la mafia, relate l'autrice.
Les risques du bling
Mais porter ces bijoux aussi lourds que coûteux n’était pas sans risque. On pouvait vous agresser, vous les arracher, vous les voler. Voire vous tuer. Vikki Tobak laisse même entendre que l'assassinat de Tupac Shakur en 1996 pourrait être lié à une histoire de vol de chaîne aux armes du label Death Row par un gang de Crips.
Avec l’émergence d’une conscience Black Power dans les années 90, certains rappeurs comme De La Soul, Queen Latifah, Public Enemy et Brand Nubian prenaient le contrepied, choisissant d'afficher leur afrocentrisme avec des médaillons africains en cuir plutôt qu’avec de l’or et des diamants. Talib Kweli considère d'ailleurs que "la chaîne en or est le capitalisme incarné".
Un bijou en cadeau de bienvenue des labels
Mais rien n’a arrêté la surenchère des parures bling en terme d’extravagance. Ce fut le fameux pic à glace en diamant qui empêcha Method Man d’embarquer à bord d’un avion, ou le pendentif géant Bart Simpson en diamants bleus, blancs et jaunes de Gucci Mane, qui lança la vogue des pièces inspirées de personnages de dessins animés. Sans oublier la folie des montres incrustées de gemmes, dont la "Jacob" géante à cinq fuseaux horaires qu'évoquait Kanye West dans Touch The Sky ("I went to Jacob an hour after I get my advance, I wanted to shine").
Surtout, les labels se sont mis à distribuer des chaînes ornées du logo maison à leurs artistes et producteurs, en signe de loyauté et d’allégeance. Ainsi, chaque nouvel artiste signé sur le label Roc-A-Fella Records fondé par Jay-Z se voyait remettre en guise de bienvenue "une chaîne avec son pendentif en forme de vinyle avec une bouteille de champagne et un R cursif", d’une valeur de 100 000 dollars. C'est encore le cas aujourd'hui chez de nombreux labels et ces chaînes n'ont pas de prix : on ne peut s'en offrir une, elles doivent être offertes "solennellement".
Comme s'offrir un tableau de prix
Vikki Tobak retrace aussi l’influence des diamantaires, orfèvres et sertisseurs, souvent immigrés et basés à New York, dans la popularisation chez les icônes du rap, y compris féminines, de cette démesure. Sa description truculente du Diamond District, quartier new-yorkais situé sur la 47e rue Ouest entre la 5e avenue et l’avenue des Amériques, n’est pas sans rappeler les scènes de l'excellent thriller Uncut Gems (2019) avec Adam Sandler.
Quant aux marques les plus prestigieuses, citées à longueur de chansons par les rappeurs, elles ont bien fini par comprendre tout l’intérêt d’une alliance avec des figures du hip-hop. Pour A$AP Ferg, premier rappeur ambassadeur d’une marque de joaillerie de luxe, en l’occurrence Tiffany & Co, ces bijoux extravagants sont de l’art. "Je crois en la valeur artistique des bijoux que je porte (…) Pour moi, c’est comme s’offrir un tableau de Damien Hirst ou porter un Francis Bacon autour du cou."
"Ice Cold" (fomat XL), L'histoire des bijoux hip-hop par Vikki Tobak (Taschen, 89€), avec des textes de Slick Rick, A$AP Ferg, LL Cool J et Kevin "Coach K" Lee. Deux éditions d'art numérotées accompagnées de tirages photos de Megan Thee Stallion ou de A$AP Rocky sont également proposées par les éditions Taschen
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