Prince, Bowie, Jackson… Est-il idiot de pleurer la mort de votre idole ?
Pleurer la mort d'une star comme on pleure celle d'un proche, est-ce normal ? Idiot ? Ou juste mal compris ?
"C’était en début d’après-midi. Un ami m’a envoyé un message. Je me suis dit, c’est pas possible, c’est un fake ! J’ai allumé la télé et j’ai vu le bandeau de BFM. Ça a été un choc, il a fallu que je m’asseye." C'est ainsi que Mathilde, 27 ans, a appris la mort de Prince, dont elle est fan depuis toute petite. Après une nuit de pleurs, elle s'est réveillée en n'y croyant toujours pas.
Cette "douleur" qu'elle décrit, d’autres fans la partagent. "Là, ça fait trois mois. Il y a des moments où je n'y pense pas, et puis il y a des moments où je retombe", confie Isa, 50 ans et webmistress du site Bowie France. En janvier, elle a connu l’ascenseur émotionnel. D’abord la joie, avec le disque événement de David Bowie, Blackstar. "Le 8, sortie de l’album, on est aux anges. On passe le dimanche peinard, et lundi je me réveille avec cette nouvelle : Bowie est mort. Je me suis effondrée, crise de nerfs, j’ai fondu en larmes."
Sasha, 29 ans, se rappelle lui aussi la mort de son idole. Même après sept ans, le souvenir est intact. "J’ai appris la mort de Michael Jackson avant l'annonce officielle", raconte le président du fan club français du chanteur. "J’ai entendu ma sœur pousser un cri et ma mère lui souffler : 'Ne lui dis pas ! Ne lui dis pas !'. J’ai regardé l’écran d’ordinateur et j’ai vu 'Michael Jackson serait peut-être mort'. Je me suis enfermé dans ma chambre, je ne suis pas croyant mais je me suis mis à prier pour un miracle. Quand c’est tombé officiellement je me suis effondré, physiquement et moralement. J’ai pleuré pendant 48 heures."
Prince, Bowie, Jackson, trois stars planétaires dont la mort a provoqué une vague d’émotion. Si l’on est coutumier des fans anonymes venus déposer des fleurs devant la maison de leur idole, on oublie plus facilement que d'autres vivent cet événement comme un drame personnel.
"C'est comme si j'avais perdu un membre de ma famille"
"Cette détresse, c’est le résultat de la perte d’un être cher, comme si c'était un père ou un frère qui venait de s'éteindre", explique Gabriel Segré, sociologue et auteur de Fans de... Sociologie des nouveaux cultes contemporains.
Mathilde s’en est rendu compte jeudi 21 avril, à l’annonce de la mort de Prince. "J'ai été choquée de voir à quel point j’étais attachée à lui, c’est comme si j’avais perdu un membre de ma famille." Sasha, lui, avait identifié depuis longtemps ce qui le liait à Michael Jackson : "J'ai manqué d'un père dans mon enfance, alors j’ai créé cet attachement, c'est devenu comme un ami." Quant à Isa, c’est simple, elle était amoureuse de Bowie : "Tous mes amis savent que je suis fan, j’ai reçu des messages de condoléances toute la journée."
Mais comment en arrive-t-on à ce degré d’intimité avec une star qu’on n'a, bien souvent, jamais rencontrée ? "Il existe tout un tas de produits sur le marché, des écrits sur la vie de Prince par exemple", explique Gabriel Segré. "A force de s’intéresser à la vedette, le fan se met à connaître son intimité et elle devient omniprésente : dans les discussions, visuellement — via des posters, par exemple— et même la voix, à force d’écoutes, devient aussi familière que celle des proches."
Marie-Frédérique Bacqué, psychologue spécialiste du deuil et professeure à l'université de Strasbourg, décrit le phénomène comme le "deuil d'une personne idéalisée, connue seulement pour une partie d'elle-même". Le deuil d'un fantasme, en quelque sorte, "ou peut-être le deuil d'une époque, d'une jeunesse, représentée chez les fans par leur star".
Je n'ai que 50 ans et ma vie commence à partir. On se sent volé de notre enfance, d'années de notre vie.
Mathilde a tous les vinyles de Prince dans son bureau ; Isa était devenue "monothéiste" de Bowie et n’écoutait plus que lui ; Sasha, quand il était bébé, se calmait tout de suite en entendant Michael Jackson. Tous les trois vivaient avec leur idole depuis l’enfance, ce qui explique beaucoup de choses, analyes Gabriel Segré : "La vedette est en fait plus présente dans leur vie que certains amis. J’ai rencontré des fans d’Elvis Presley qui me disaient : 'Qui est-ce que je connais depuis plus de vingt ans dans ma vie ? Qui a été aussi présent que Presley ? Peu de gens.'"
"On nous prend pour des fêlés"
Pleurer la mort d’une star comme on pleurerait celle d’un proche reste mal compris. "Ce n’est qu’un chanteur", "Vis ta vie", "Tu réagis comme un enfant" sont autant de phrases que les fans ont déjà entendues, surtout quand leur deuil devient incapacitant. "Je suis restée trois jours chez moi à pleurer", confie Isa. "Mon père n’a pas compris. C’était mon patron et il m’a dit : 'Maintenant c’est passé, tu reviens bosser !' Je lui ai répondu : 'Non, je ne peux pas. Tu ne comprends pas. Je ne PEUX pas'."
Ma famille a compris, mais d'autres personnes me jugeaient.
Celui qui a le plus mal vécu ces regards plein de reproches c’est Sasha, obligé de refouler son deuil de Michael Jackson. "J’ai sombré parce qu’on ne peut pas se permettre de se laisser aller, de pleurer… Je n’avais pas beaucoup d’amis fans, on me regardait comme quelqu’un de bizarre." A force de se retenir pour éviter le jugement des autres, à force "de ne pas pouvoir faire (son) deuil tranquillement", Sasha a fait une dépression qui a duré plusieurs mois. "Un deuil non résolu peut avoir des conséquences très graves, le risque de dépression, l'isolement...", confirme Marie-Frédérique Bacqué.
Gabriel Segré estime en outre qu’il y a "une vraie forme de disqualification du fan, de mépris de ce genre de relation. On renvoie la passion dans le domaine de la folie."
On a tendance à considérer que les fans sont des êtres asociaux ou pathologiques. Les fans de Presley sont assez remontés contre l'image qui est donnée d'eux.
"On nous prend pour des fêlés mais on s’en fout, on se comprend entre nous", confirme Isa. "Quand Bowie est mort, j’ai reçu un petit message d’une fan américaine de Michael Jackson qui m’a dit : 'Je pense à vous'. Et moi, quand Prince est mort, j’ai tout de suite écrit à une amie".
D'un point de vue sociologique, Gabriel Segré souligne également la construction d’une identité collective de fans, qui s’opposerait au reste de la société. "Les fans que j’ai rencontrés ne faisaient pas semblant, ils sont vraiment sincères. Mais ce n’est pas à moi de juger si une telle relation est normale ou pas", conclut-il.
"La mort peut être le départ d'un grand culte"
"Je me console en me disant que j’écouterai toujours Prince", confie Mathilde, "je me suis dit qu’après tout, le but d’un artiste c’est que sa musique reste". Et de fait, les fans endeuillés, bien que moqués, deviennent les premiers acteurs de la carrière posthume de leur idole.
"Après le deuil, ils ressentent le besoin de s’impliquer dans une sorte de culte, d’essayer de maintenir vivante une communauté de fans", décrit Gabriel Segré. Cela prend des formes diverses : organiser des événements commémoratifs, comme Isa qui participe à des soirées Bowie, ou se rendre en pélerinage sur des lieux symboliques, comme Colette, une autre fan de Prince dont le prochain voyage sera à Minneapolis, la ville natale du chanteur.
Une thérapie nécessaire, estime Marie-Frédérique Bacqué. Que ce soit pour la mort d'une star ou d'un proche, il y a toujours une phase d'acceptation. "Les fans les plus affectés vont avoir un grand besoin de réalité, de rituels collectifs. Tout le monde ne pourra pas aller dans le Minnesota, mais ce serait bien que les sites web mettent quelque chose en place, des cérémonies ou des actions symboliques."
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A travers le travail de deuil, c’est tout un processus qui s'enclenche pour transformer une idole en légende éternelle — et immortelle. "Quand on renomme des rues, quand on érige des statues, quand on célèbre l’anniversaire de la disparition, quand on réédite les disques, ça participe à la création de la carrière posthume, explique Gabriel Segré, mais il faut que tous les acteurs s’y mettent : la ville, les ayants droit et, naturellement, les fans."
Et le sociologue de conclure : "La mort de Prince peut être le départ d’un grand culte, si une célébration se met en place tous les 21 avril par exemple. C'est ce qui a été fait pour Presley, et manifestement, ça marche."
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