Ed Motta : "AOR", du groove ensoleillé made in Rio
Ed Motta, 42 ans, illustre représentant de la funk et de la soul dans son pays, est un personnage. Carrure imposante, barbe frisée, look un rien rétro -ah, ce gilet et ce nœud papillon rouges sur une chemise rayée le jour de l'interview !- sans oublier un sourire et un rire aussi gourmands que chaleureux.
Multi-instrumentiste, il a pratiqué depuis l'enfance la batterie, la guitare, la basse, puis le piano à partir de ses 16 ans, avant de s'intéresser au vibraphone après la découverte des "Vacances de Monsieur Hulot", film de son idole Jacques Tati. Il excelle aussi dans le beatbox, comme on a pu l'entendre lundi soir au Duc des Lombards, où il a conquis le public par sa voix chaude et feutrée, l'efficacité de ses chansons et un exposé impeccable de ses connaissances en matière de fromages français.
Ed Motta vient de faire une infidélité à la funk music qui a fait sa gloire pour rendre hommage, dans son douzième album, "AOR", à cette pop californienne sophistiquée qui réchauffait la bande FM dans les années 80. Sa dernière venue à Paris remonte à 9 ans environ, c’était au New Morning. Auparavant, il s’était également produit au Nice Jazz Festival. Un artiste rare à tous points de vue, qui n'a pas la langue dans sa poche... La rencontre
Lundi 7 octobre 2013, Paris. Dans un hôtel parisien du 6e arrondissement, Ed Motta présente son nouveau disque et évoque son histoire personnelle avec la culture et l'industrie du disque de son pays, ses passions musicales et sa relation difficile avec son oncle Tim Maia, pionnier de la soul brésilienne.
- Culturebox : Ed Motta, c'est un événement de vous voir à Paris. Pourquoi êtes-vous si rare dans nos contrées ?
- Ed Motta : J’ai un terrible problème avec l’avion, qui m’a valu d’annuler de précédentes tournées ces dernières années, notamment pour l’Europe. Mais ce n’est pas dû à une phobie de l’avion. C’est celle de me retrouver enfermé avec l’impossibilité d’en sortir pendant dix heures. Comme dans le film de Buñuel, "L’Ange exterminateur", où les gens se retrouvent à une réception sans pouvoir en partir, un chef-d’œuvre de l’agoraphobie ! Personne n’aime ces longs trajets mais les gens essayent de rester forts. Et de mon côté, j’ai de meilleurs médicaments maintenant, qui m’aident à dormir dans l’avion ! Et je suis ravi d’être de retour ici, à pouvoir déguster de l’andouillette !
- Pouvez-vous nous présenter en quelques mots votre nouveau disque ?
- Un chef-d'oeuvre ! (il éclate de rire) Plus sérieusement, c'est un hommage à la musique telle qu'on pouvait l'entendre entre 1978 et 1982, la grande période de la musique AOR, qui veut dire "Adult Oriented Rock". C'est une terminologie qui vient des années 70. Les radios l'utilisaient pour désigner des groupes et artistes comme les Doobie Brothers, Christopher Cross, Steely Dan, Tod Rundgren... Sur ce disque, il y a un travail très précis et recherché en termes techniques, de son, et concernant l'importance des musiciens et des solos. Et un retour sur mes années d'adolescence. - Vous signez toutes les mélodies de votre nouvel album. Ecrivez-vous parfois les textes de vos musiques ?
- Pour "AOR", j'ai en effet écrit les musiques et les harmonies au piano. J'ai envoyé les maquettes à Rob Gallagher (du défunt groupe Galliano, ndlr) avec qui j'avais déjà travaillé, pour la version anglaise, ainsi qu'à mes collaborateurs brésiliens pour la version portugaise : Rita Lee, Adriana Calcanhotto, mon ex-femme Edna Lopes -qui est une fantastique artiste dans le domaine de la bande-dessinée- et le saxophoniste Chico Amaral. Pour moi, comme parolier, il incarne le nouveau Noel Rosa (songwriter et musicien brésilien de légende, mort à 27 ans en 1937, ndlr). J'ai déjà écrit des paroles, mais ce n'est pas mon truc. Mon truc, c'est la musique, les arrangements.
- Quelles sont vos grandes influences musicales, au Brésil et en dehors ?
- Au Brésil, mes plus grandes influences sont Cassiano, le Stevie Wonder brésilien, originaire de Paraíba. Il est formidable. Et Lincoln Olivetti, arrangeur et producteur, il était incontournable au milieu des années 70 et dans les années 80.
- Et certainement votre oncle, le musicien Tim Maia ?
- Bien sûr ! Il a été le premier à importer au Brésil la culture funk, soul dans les années 1968, 69. Mais en dehors du Brésil, mes influences englobent la soul, le jazz, le groupe Earth, Wind and Fire, le label Strata-East, l'afrocentric jazz... Mais la plus grande influence, c'est Steely Dan, Donald Fagen (membre le plus connu du duo Steely Dan). Je les adore depuis que j'ai 15 ans. Mon nouveau disque est presque une ode à ce groupe, un hommage pour toutes ces années à m'enseigner ce qu'il fallait faire en musique, et ce qu'il n'était pas bon de faire ! Par ailleurs, mon chanteur préféré est Donny Hathaway.
- Pouvez-vous me parler un peu plus de votre oncle Tim Maia ? Dans le mensuel "Jazz News", vous critiquez une compilation que lui a consacrée un ancien "Talking Heads", dites-vous, en l'occurrence David Byrne...
- Cet album est très mauvais, il ne reflète que la vision des gens les plus "branchés" sur sa musique... Alors que Tim Maia a réalisé un tas de choses. J'aime ses disques des années 70. Malheureusement, nous avions une très mauvaise relation. Il était le frère cadet de ma mère qui se comportait aussi comme une mère avec lui. Quand j'étais très jeune, nous étions plus proches. J'étais le seul de la famille à faire de la musique. À 7 ans, je jouais de la batterie et j'ai gagné un prix à un concours d'enfants musiciens. Il était alors content de son neveu. Mais quand je suis devenu professionnel, il est devenu très jaloux. Mon premier album a connu un grand succès. Il a commencé à dire du mal de moi dans des interviews, m'accusant d'être "égocentrique", entre autres choses. J'ai pris mes distances.
- Triste histoire...
- Oui, c'est triste. Quand il est mort (en 1998, ndlr), cela faisait dix ans que nous ne nous parlions plus. Nous nous évitions car il pouvait devenir très agressif. Je me souviens d'une cérémonie du Prêmio da Música, un événement prestigieux, où nous avions été placés le plus loin possible l'un de l'autre dans la salle. Ma mère en pleurait. Elle adorait son frère, elle avait énormément soutenu sa carrière. Elle était à son chevet quand il est mort à l'hôpital. Pourtant, il savait que je continuais de l'écouter et de l'apprécier. Et je sais par des amis communs qu'il continuait, lui aussi, d'apprécier mon travail. C'est tellement étrange. C'est stupide de notre part à tous les deux... Au Brésil, quand il était en vie, il avait le mauvais rôle aux yeux des médias. Et à sa mort, je suis devenu le méchant ! - Revenons à vos influences... Vous n'écoutiez donc pas de musique typiquement brésilienne dans votre jeunesse ?
- Pour être honnête, j’ai découvert la musique de mon propre pays à travers le jazz. Ma génération, mon entourage amical, nous avons grandi en écoutant seulement de la musique des USA. Quand j’allais dans les magasins de disques, je snobais les bacs de musique brésilienne ! J’ai découvert Tom Jobim à cause de Bill Evans (pianiste de jazz, ndlr) et Claus Ogerman (grand arrangeur allemand). Un jour, j’ai vu « Urubu » (un album de Tom Jobim de 1976, ndlr) et il était écrit : « Arrangé par Claus Ogerman. » Je me suis dit : « Oh ! Ils ont travaillé ensemble ? Donc Jobim n'est peut-être pas mal ! » (il explose de rire) Ogerman a travaillé avec Bill Evans. Evans est fantastique, mais Jobim se situe à un autre niveau de génie, puisqu’il était un compositeur et un inventeur, en terme de style de vie, de tant de choses. J’ai commencé à m’intéresser à la musique brésilienne parce que Bill Evans a repris « Minha » de Francis Hime (pianiste et compositeur brésilien, ndlr).
- Et aujourd'hui, au Brésil, quels sont vos compositeurs préférés ?
- Tom Jobim est le plus grand du Brésil. Il y a ensuite Chico Buarque, Edu Lobo, Milton Nascimento et Toninho Horta. Et Guinga, un véritable génie, il est tellement complexe musicalement ! J'ai oublié, il y a Johnny Alf aussi. Le Brésil n'a pas une tradition de très grands chanteurs, il est plus concerné par les compositeurs. Johnny Alf était un formidable compositeur, mais aussi un très bon chanteur. Il chantait comme Sarah Vaughan et composait comme Tom Jobim ! Il l'a d'ailleurs influencé. Ecoutez sa chanson "Rapaz de bem" (1953), on trouvera presque les mêmes accords, changements d'accords, que dans "Desafinado". - Au fait, est-il possible de se procurer facilement, en Europe, une version portugaise de votre disque ?
- La version européenne de "AOR" bénéficie d'une diffusion beaucoup plus importante. Même au Brésil, elle est bien plus facile à trouver que la version portugaise. Sur des sites comme e-bay, des gens vendent la version portugaise 100 dollars ! Ce n'était pas fait pour ça ! Vous savez, au Brésil, on m'apprécie, mais on attend toujours de moi du funk, du funk, du funk ! Ils veulent que je les fasse danser. Si ce n'est pas assez dansant, la maison de disques me le fait savoir... Mais je persiste ! Beaucoup de gens me disent que je devrais m'installer en Europe où ce serait plus facile pour moi. Mais je ne veux pas d'une vie plus facile. Je vais rester au Brésil et insister jusqu'au dernier jour de ma vie, c'est une question de principe ! Je suis né et j'ai été élevé là-bas. Je suis trop égocentrique pour partir et, de facto, m'avouer vaincu ! (il rit) J'aime vivre au Brésil. J'ai essayé de m'installer à New York pour des raisons professionnelles, mais je suis devenu dépressif là-bas. Je n'ai pas besoin de vivre à l'étranger juste dans l'espoir de gagner plus d'argent. Je ne peux pas vivre loin de mon Jardin Botanique (grand parc de Rio) ! Mais je suis peut-être trop romantique !
(Propos recueillis par A.Y.)
Ed Motta, mercredi 9 octobre à Paris, au Duc des Lombards, 20H et 22H
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