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Véronique Gens : corps et âme dans "Alceste" de Glück à l'Opéra Garnier

Deux ans après la découverte de cette production d'Olivier Py, "Alceste" de Glück revient à l'Opéra Garnier avec une distribution renouvelée. Dans le rôle-titre, Véronique Gens, dont l'implication personnelle et la justesse de jeu servent à ravir une œuvre importante du baroque finissant. Rencontre avec la soprano française, si enthousiaste et généreuse.
Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Véronique Gens dans le décor de craie "d' Alceste".
 (Julien Benhamou/Opéra national de Paris)

Dans une célèbre préface à "Alceste" (créé en 1767), le compositeur allemand Christoph Wilibald Glück écrit sans mâcher ses mots : "Je me suis efforcé de limiter la musique à sa véritable fonction, qui est de servir la poésie avec expression, tout en suivant les étapes de l'intrigue, sans pour autant interrompre l'action et en évitant de l'étouffer par quantité d'ornements superflus".  Voici donc sa "réforme" et elle est de taille. Son but : aller droit à l'émotion, sans fioriture. Pas de virtuosités, mais une simplicité et un naturel qui aillent à la vérité dramatique. Et le voici, le drame bien connu. Le roi Admète, si apprécié de ses sujets, est condamné. Mais l'oracle précise qu'il peut échapper à la mort si quelqu'un veut bien mourir à sa place. Sa femme Alceste, seule, accepte le sacrifice absolu par amour. Son courage et sa détermination sont le cœur de cette tragédie dont la version française est signée du bailli Du Roullet.

Stanislas de Barbeyrac (Admète) et Véronique Gens (Alceste).
 (Julien Benhamou/Opéra national de Paris)

La mise en scène d'Olivier Py sert l'intention de Glück. Sobre, une esthétique centrée sur l'opposition du noir et blanc, sans décor ou si peu : des évocations dessinées (et aussitôt effacées) à la craie sur des tableaux noirs. Une simplicité qui cherche, en revanche, à valoriser le jeu des interprètes. Car l'émotion qui se dégage de cet "Alceste" doit beaucoup à l'implication totale des interprètes, parmi lesquels la soprano Véronique Gens. Nous la rencontrons entre deux journées de représentation.

Comment vous situez-vous par rapport à cet ouvrage de Glück ? S'il possède encore la structure d'un opéra baroque, il parvient à transmettre ce que le compositeur appelle "l'expression" pure de la pôésie… 
Justement, je ne me sens pas du tout dans un carcan, je me sens une liberté totale dans cette musique ! Certes, il y a le plaisir d'orner ou pas. Glück n'aimait pas beaucoup ça, je ne le fais pas trop, même si je ne peux pas m'empêcher entièrement de le faire parce que ça ajoute à l'émotion. Oui, Glück a la réputation de quelqu'un de plutôt austère, un peu rigide, parce qu'il a voulu épurer, enlever toutes ces fioritures dont on avait la nausée, et il fallait le faire. J'aime cette façon qu'il a de toucher juste là, sans fioriture, sans cirque, sans démonstration de vocalise, sans aigus... Je ne suis jamais plus heureuse à la fin d'un spectacle que quand les gens me disent "j'ai été ému" ou "j'ai pleuré". Pour moi chanter c'est ça, raconter une histoire, et ainsi émouvoir les gens. Je n'ai pas envie d'éblouir les gens, mais de les toucher.

Parlons de ce personnage d'Alceste qui exprime à la fois la fragilité de celle qui voit sa vie s'effondrer d'un coup et une force de détermination extraordinaire...
J'aime beaucoup ces femmes qui sont à la fois tellement fragiles et tellement fortes. Je chante beaucoup les "Iphigénie", "Donna Elvira", ces femmes confrontées à des dilemmes, partagées entre l'amour énorme pour un homme et une fragilité pour une raison ou pour une autre. Dans tous ces personnages, cette dualité me convient parfaitement. Ici, Alceste doit mourir pour son mari, elle le veut et fait preuve d'une force incroyable. Je n'en connais pas beaucoup qui le feraient et ça me touche énormément.

Y a-t-il dans la vie des figures qui vous évoquent ce personnage et dont vous vous inspirez ?
Non... Mais c'est vrai qu'on ne chante pas Alceste quand on est une jeune chanteuse parce qu'on a besoin de l'expérience de la vie pour transmettre des émotions, des choses dures qu'on vit tous. Je me nourris - même inconsciemment - de tout cela. Alceste par exemple parle sans arrêt de ses enfants : j'ai des enfants et je pense à eux évidemment quand je chante... Alceste est avec moi, elle ne me quitte pas, on s'entend bien et on se nourrit l'une de l'autre je crois.  C'est passionnant : mais je ne peux pas faire un rôle "comme ça", en faisant d'autres choses en même temps ! J'aime m'immerger complètement...

Sur le plan des émotions qu'il suscite avec Alceste, Glück fait parfois penser à Mozart - vous citiez "Donna Elvira" de Don Giovanni...
Oui, on est vraiment entre deux. Pour moi Glück est entre le baroque et Mozart.

La dimension de comédienne qu'exige ce rôle est éclatante. Un exemple parmi d'autres : quand Alceste évoque la tristesse des arbres nus et la joie avec laquelle elle attend cette mort libératrice, on distingue bien sur votre visage les traits de ces sentiments contradictoires. Comment vous préparez-vous?
Ce n'est pas plus compliqué que cela : il faut juste penser à ce qu'on raconte et arrêter de penser à sa voix, à ses aigus... Le texte est fondamental : une musique sans texte, me rendrait très malheureuse. C'est la base de ma formation baroque sans doute. D'ailleurs, à chaque fois que je reprends Alceste, j'ai besoin de deux ou trois répétitions scéniques avant de me rendre compte que je vas trop loin, que je suis tellement émue que j'ai envie de fondre en larmes... Il me faut donc une sorte de "distance de sécurité" que je trouve après quelques répétitions. Alors je ne sais pas si je suis comédienne, je suis juste "concernée" par ce que je raconte.
Stéphane Degout (Le Grand Prêtre) et Véronique Gens (Alceste).
 (Julien Benhamou/Opéra national de Paris)

Seriez-vous tentée comme Natalie Dessay de passer à la comédie proprement dite ?
Non, j'admire beaucoup Natalie Dessay, son énergie, mais je ne me sentirais, moi, pas du tout à ma place. On m'a déjà proposé de faire des petits films, j'avoue que ça me fait un peu peur. Le soutien de la musique est quand-même indispensable, je suis une chanteuse avant tout.

Musicalement, Glück dit qu'il a évité pour "Alceste" "les étalages de difficultés qui nuisent à la clarté". Quelles sont les principales difficultés de votre rôle ?
Je dois faire attention aux récitatifs accompagnés qui sont assez délicats, parce qu'ils doivent être naturels et mesurés en même temps. C'est un équilibre à trouver : si on est complètement libre, on risque de perdre l'orchestre et le chef, et si on est trop mesurés, c'est impossible à chanter. Il faut donc vraiment s'appuyer sur le texte car il est écrit au rythme où on parle. On a alors une sorte de fluidité, une déclamation "naturelle" finalement.

Votre carrière a commencé aux côtés de William Christie avec la musique baroque, que vous avez quitté pour vous illustrer - avec succès - dans le répertoire mozartien, mais également français. Peut-on voir une orientation particulière à ce parcours ou êtes-vous en mesure d'aborder aujourd'hui indifféremment chaque répertoire ?
Je n'ai jamais vraiment eu de plan de carrière : déjà, je n'ai pas décidé d'être chanteuse, ça m'est tombé dessus... Et c'est vrai, j'ai beaucoup chanté de musique baroque. Trop peut-être, je ne sais pas. J'ai eu besoin de prendre de l'air, ce que j'ai fait et ça s'est bien passé. Mais le baroque est une musique qui me touche profondément. Et s'il y a des oeuvres que je ne peux plus chanter à cause d'une rigueur vocale que je ne souhaite plus avoir, il y en a d'autres comme "Alceste" que je ne pouvais aborder autrefois et qui, aujourd'hui arrivent au bon moment dans ma carrière. Autre répertoire que je chante beaucoup aujourd'hui, les mélodies françaises, dont je viens d'enregistrer un récital. C'est un disque que j'attendais de faire depuis 15 ans !

La musique contemporaine ne vous tente pas ?
Ca me fait un peu peur, et honnêtement, je ne comprends pas tout. D'autres chanteurs le font si bien...

Une dernière question : y a-t-il quelque chose en dehors de la musique, qui contribue à vous constituer artistiquement ?
Il y a beaucoup de choses que j'aime, je ne fais pas que chanter, heureusement, j'ai besoin d'air. J'aime beaucoup la mode, par exemple, et je suis auvergnate, j'aime ma région et des images me reviennent (rires appuyés) : les belles Salers, avec leurs cornes, et le fromage, ce sont des choses qui me touchent ! Voir autre chose est indispensable à mon équilibre personnel. Ma voix en profite aussi, sans doute. Mais c'est surtout l'équilibre qui est difficile avec tous ces personnages qui vous collent à peau pendant des mois ou des semaines. C'est très éprouvant. Quand je rentre le soir après Alceste, je suis incapable de manger et de dormir. De même, faire "Les Dialogues des Carmélites", était bouleversant, j'étais dans un tel état ! Je ne peux pas faire ces choses-là à la légère. Est-ce à cause de mon répertoire ? Je n'arrive pas à avoir une vraie distance avec mes personnages Est-ce bien ? Ce n'est peut-être pas mal, si le public est ému...

"Alceste" de Glück à l'Opéra Garnier, à Paris
Ce soir à 19h30
Et jusqu'au 15 juillet 2015. 

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