"Theodora" de Haendel : les cinq raisons d'un coup de cœur
C'est une pièce qui est attendue. Peu jouée, sa dernière mise en scène (créée en 1996 au Festival de Glyndenbourne) de Peter Sellars sous la direction musicale de William Christie avait marqué les esprits. D'une beauté légendaire, "Theodora" est un oratorio - le musicien allemand a quitté l'opera seria "à l'italienne" depuis près de dix ans - à la forte dimension spirituelle, et c'est l'avant-dernière pièce de Haendel, qui meurt dix ans plus tard, en 1759. Au Théâtre des Champs-Elysées, la nouvelle production présentée jusqu'au 20 octobre est toujours conduite par William Christie, orfèvre du projet, à la tête d'un chœur et d'un orchestre des Arts Florissants brillants et est mise en scène par le britannique Stephen Langridge. Après l'avoir vue, qu'est-ce qui justifie notre grand coup de cœur ?
1. Les sentiments avant toute chose
La pièce touche d'abord par sa manière de transmettre directement les sentiments – l'amour, la foi, l'amitié, la souffrance, la joie de l'entraide... – et ce via la musique. La profondeur de "Theodora" est-elle liée à sa forme singulière ? C'est un oratorio et non un opéra : à 60 ans passés, le maître allemand installé à Londres a mis fin à sa production d'opéras pour s'adonner à un genre lyrique plus "pur", le plus souvent sans mise en scène et sans décors. Fini les frivolités, le thème religieux est bienvenu, la piété requise par le public.Cela n'empêche pas "Theodora" d'avoir une dimension théâtrale importante et une histoire. Antioche, 4e siècle, domination romaine : Theodora est une jeune femme issue d'une famille noble, appartenant à la caste des dominants. Par volonté propre, elle se convertit au christianisme et décide de résister au côté des opprimés (parmi lesquels Irène joue un rôle de proue), ces autres chrétiens qui subissent l'oppression du gouverneur Valens. Menacée de viol à cause de sa trahison de religion et de classe, Theodora est sauvée en en premier temps par un soldat lui-même converti, Didyme. Un profond amour les unit qui, en même temps, les emprisonne : l'une et l'autre se voient peu à peu condamnés. La narration de "Theodora" existe donc, mais sa progression se fait par la succession de sentiments offerts au public grâce à la musique. Ce sont les émotions qui parlent, pas l'action. Ainsi, Theodora, en appelant à Dieu pour mourir plutôt que subir les atrocités romaines, dans ce très beau solo (acte 1, scène 6) : "Anges éternellement lumineux et purs, prenez-moi ô prenez-moi sous votre garde ! Faites-moi bien vote m'envoler vers vos demeures…". Ou Irène, acte 2, scène 4 s'adressant elle aussi à Dieu pour protéger Theodora : "Défends-là, ô Ciel ! Que les anges déploient d'invisibles tentes autour de sa couche !".
La mise en scène de Stephen Langridge ne fait qu'accentuer le propos. Simple, épurée, elle se concentre sur la définition et la psychologie des personnages. Le dispositif scénique est d'ailleurs limité : un décor minimal, cinq grands murs blancs en enfilade, qui se rétractent selon les scènes. Excepté les jeux de lumière, et une "photographie" quasiment cinématographique, les éléments narratifs de Theodora passent par la musique.
2. Une musique à couper le souffle
"Theodora" constitue l'une des plus belles pages musicales de Haendel, tout en tension entre joie et ferveur mystique. A commencer par le magnifique point d'orgue tenu par Philippe Jaroussky (Didyme) à l'acte 1, scène 2 dans "L'âme extasiée défie le glaive" ("The raptured soul"...), jusqu'au final chant des condamnés Theodora et Didyme ("Eveillez le chant et accordez la lyre du saint chœur de la béatitude !"), l'oratorio est une succession d'airs d'anthologie, solos ou duos, ou chœurs. Ces derniers sont d'ailleurs l'une des merveilles de "Theodora", personnages à part dans la narration, dédoublés en chœur païen et chœur chrétien. Dirigé par William Christie le chœur des Arts florissants est remarquable dans le phrasé, dans la sensibilité comme dans les nuances (quelques très émouvants crescendos parfaitement dosés). Le reste de la distribution est très largement à la hauteur de la partition.La production a eu raison de parier sur la jeunesse en confiant le rôle titre à la soprano britannique Katherine Watson, révélée en 2008 à Glyndebourne mais déjà rompue au répertoire d'oratorio et en donnant au basse anglais Callum Thorpe (qu'on avait déjà apprécié au Théâtre des Champs-Elysées lors de la création de "Solaris" de Fujikura) celui du cruel gouverneur Valens, seul représentant de l'autorité romaine. Le reste du casting est constitué de grands noms qui incarnent leurs rôles avec conviction : outre Philippe Jaroussky en Didyme, qui excelle dans les aigus autant que dans les graves et semble littéralement transporté par la dimension mystique du chant, on est impressionné par la mezzo-soprano Stéphanie d'Oustrac qui porte avec détermination le rôle subtile d'Irène, à la fois femme chrétienne, soumise à la force de sa foi, et fer de lance de la résistance face à l'autorité romaine. Enfin, rôle important et subtil, entre l'autorité et la résistance, celui de Septime est très bien tenu par le ténor croate Kresimir Spicer, révélé il y atout juste quinze ans au Festival d'Aix-en-Provence.
3. Une quête spirituelle profonde
"Theodora" est avant tout une pièce d'une grande profondeur spirituelle : la foi est ce qui tient de bout en bout l'itinéraire des Chrétiens qui meurent ou risquent la mort en martyrs : Irène et ses proches, Theodora, Didyme. L'oratorio de Haendel chante cette adhésion là. Une atmosphère se dégage de véritable extase."Theodora" donne à voir aussi l'acte de renoncement, et d'abord à la vie de légèreté et d'argent. D'un côté les Romains – ceux de la classe dominante – sont représentés en tenue de soirée et en pleine débauche, de l'autre, les Chrétiens, tout de clair vêtus, réunis dans une extase mystique. La scène du renoncement de Theodora qui se défait de ses précieux atours n'est pas sans rappeler celui d'un Saint-François d'Assise, figure mystique s'il en est. Elle se conclut par un "Vain monde flatteur, adieu !" L'autre renoncement, est évidemment celui, définitif, à la vie. "Theodora" raconte l'acceptation de la mort et en décrit les différentes phases. Et c'est ce qui est magnifiquement chanté. Acte 2, scène 2, Theodora : "Viens, ô Mort, sauver ta victime en l'ensevelissant tendrement au tombeau !"
4. L'amour à mort
Texte profondément spirituel, Theodora est aussi l'histoire d'un coup de foudre. La rencontre ne dure pas longtemps et pourtant l'engagement de l'un pour l'autre est total. C'est par amour que Didyme propose de sauver Theodora au risque de sa vie. Amour mystique, sans lendemain terrestre, Theodora demeurant proverbialement chaste et pure. Acte 2, scène 5, le très attendu solo de Didyme : "Suave rose et lys, vaporeuse image", qui se conclut par : "Un sourire sera ma récompense !" La marche commune des deux amoureux est alors déjà écrite : ensemble, ils chantent : "J'espère que nous nous retrouverons sur cette terre, mais j'ai la certitude que nous nous retrouverons au ciel !" C'est un moment de magie rare, suspendu. La tension, forte, se mêle soudain à la sérénité portée par la foi. Irène conclut, acte 3 : "Leur destin est accompli et ils sont partis pour prouver que l'Amour est bien plus fort que la mort".5. Un propos politique d'actualité
"Theodora" est aussi une pièce éminemment politique, qui parle de l'intolérance religieuse (et plus globalement du refus de la différence) et de résistance. Avec la question : jusqu'où peut-on se battre ? La terreur, la torture, l'assassinat, la menace du viol comme armes politiques du pouvoir totalitaire sont au centre de la pièce. Intemporels, ils sont terriblement actuels, mais Stephen Langridge n'a pas voulu en donner une clef strictement contemporaine.Les manifestations de résistance ont d'ailleurs même une couleur "mai 68" (et Theodora et Didyme ont l'air de deux jeunes idéalistes), tandis que les taches de sang sur les murs et les photos des disparus évoquent davantage les "desaparecidos" des dictatures d'Amérique latine des années 1970 et 80 que Daech. Ajoutons deux autres personnages politiques clé de "Theodora" : Irène, chef de résistance, incarnée par Stéphanie d'Oustrac, remarquable, et Septime, placé entre le terrifiant Valens et les martyrs. Tout en étant fidèle à l'empereur, il incarne la tolérance. Malgré la fin tragique de l'histoire, son ouverture est une lueur d'espoir…
"Theodora" de Haendel au Théâtre des Champs-Elysées
Direction musicale de William Christie
Mise en scène de Stephen langridge
Jusqu'au 20 octobre
Lancez la conversation
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour commenter.