"Maudits les innocents" : quand un opéra s'attaque à la guerre sainte
Il est un lieu, à Paris, où il fait bon aller ces jours-ci, pour voir un spectacle de musique dite classique créé en grande partie par des jeunes (en tout cas des artistes encore peu expérimentés) et, surtout, dans un esprit de création et d'invention commune et de collaboration entre plusieurs institutions.
Fructueuse synergieC'est à l'Amphithéâtre Bastille, scène abritée par l'Opéra du même nom, un "récit lyrique" imaginé conjointement par le Conservatoire national de Paris et l'Atelier lyrique de l'Opéra national de Paris (donc son jeune vivier). Résultat : pour le livret, une pièce commandée à l'écrivain Laurent Gaudé (prix Goncourt d'il y a tout juste dix ans) et pour la musique, quatre parties composées par autant de musiciens différents, tous issus du Conservatoire : Mikel Urquiza, Julian Lembke, Didier Rotella et Francisco Alvarado. Ajoutez des solistes adultes de l'Atelier lyrique et le chœur d'enfants de l'opéra, issu comme toujours de la Maîtrise des Hauts de Seine. Indispensables, ces petits chanteurs, vu l'histoire de "Maudits les innocents", et tous remarquables ! Et pour terminer les présentations, un récitant de grand calibre, le comédien du Français, Didier Sandre, qui offre à ce "récit" une présence et une voix d'une très grande profondeur. Reportez-vous au site de l'Opéra Bastille pour les autres collaborations, car toutes sont fructueuses, notamment sur le plan scénique.
Ferveur religieuse
Laurent Gaudé a choisi d'exhumer l'incroyable histoire d'enfants (français et allemands pour la plupart) qui, en 1212, décident brusquement de quitter père et mère pour partir en croisade à Jérusalem "reprendre la Sainte Croix". En route, à pied, vers le sud, ces "innocents" appelés de Dieu suscitent l'admiration des habitants des villages traversés : paysans qui les nourrissent, moines ou curés qui les bénissent et qui verraient bien là un miracle… Mais cet épisode, connu par certains, corrigé par d'autres (les "enfants" auraient plutôt été des "pauvres"), se solde par un échec car le pape Innocent III, n'appréciant guère une initiative qui lui échappe, met fin de force à l'entreprise.
Sur scène, transparaît parfaitement l'atmosphère de ferveur religieuse si caractéristique de cette période du Moyen Age. Comment ne pas penser aux grandes conversions de cette époque, au développement inédit des ordres monastiques se voulant chacun plus ascétique que l'autre (clunisien, cistercien, chartreux…) ? A un Saint-François d'Assise dont le charisme de "poverello" (de petit pauvre) oblige le même pape Innocent III à lui confectionner un ordre sur mesure, l'ordre des frères prêcheurs ? Revenons à l'histoire de Laurent Gaudé : cette irruption de la foi est d'autant plus saisissante dans "Maudits les innocents" qu'elle concerne des enfants. Force joyeuse, mais incompréhensible et brutale. Tout ceci est rendu par la musique : la blancheur des voix des enfants contraste avec les pizzicatos stridents des cordes, le rythme est soutenu, comme une marche, la tension est palpable. Le public, qui voit au même plan sur scène les acteurs-chanteurs et l'orchestre, est pris d'émotion.
Guerre sainte
Mais il y a plus. Cet appel religieux a ceci de particulier qu'il se transforme en désir de croisade : "D'un côté, il y a la part mystérieuse de cette force qui fait se lever les enfants", explique l'auteur du livret, Laurent Gaudé : "c'est sidérant et en un sens admirable. Mais, de l'autre côté, cette force est orientée vers un seul but, la guerre sainte, donc la destruction de l'autre. La finalité de cette démarche est complètement folle et je ne peux pas être avec eux". Les références au thème très contemporain de la guerre sainte et du jihad sont explicites. "L'écho du jihad m'intéresse dans l'histoire", poursuit Laurent Gaudé. "Et il me plaît de faire entendre qu'il fut un temps où ça partait de nos terres d'Occident. Dès qu'on parle de guerre sainte (le mot croisade n'existe plus), de fanatisme, on parle de monde musulman. Or, ça fait partie aussi de notre socle religieux… Ce qui est beau néanmoins dans cette fable, c'est que les enfants n'auront pas tué au nom de Dieu. Cette colonne va vers la guerre et elle pose problème au monde existant, car le monde ne sait pas quoi faire avec elle" poursuit Laurent Gaudé.
La voix de l'auteur passe, sur scène, à travers celle du narrateur récitant, Jean Le Croisé (campé par Didier Sandre), ancien guerrier papal, dont le regard sur les enfants est d'abord admiratif, puis "torturé", enfin "meurtri". Il faut dire que le sort que réserve l'histoire aux enfants est cruel. Mécontent de ne pas parvenir à décourager les enfants dans leur course folle, le pape Innocent III finit par leur tendre un piège. Installés dans leurs barques par des passeurs pour rejoindre l'autre rive de la Méditerranée, les Innocents seront vite livrés à leur sort.
Mare Nostrum
Difficile de ne pas y voir une autre référence à l'actualité tant les images des embarcations venues d'Afrique échouant à Lampedusa nourrissent nos journaux télévisés. Laurent Gaudé lui-même avait évoqué ces tragiques traversées dans "Eldorado" en 2006. Mais c'est une autre dimension que suggère l'auteur, dans "Maudits les innocents" : "Certes, c'est le voyage, dans les sens le plus initiatique et le plus périlleux du terme, la parenthèse entre deux mondes qu'il faut traverser et qui peut nous avaler. Mais c'est aussi "Mare Nostrum" : la frontière sur laquelle on a tant saigné, et en même temps le point de confluences, socle commun de nos cultures respectives. J'aime souligner ce contraste : de sang et de lumière".
"Maudits les innocents"
Livret de Laurent Gaudé, musiques de Mikel Urquiza, Julian Lembke, Didier Rotella et Francisco Alvarado
Direction musicale de Guillaume Bourgogne
Mise en scène de Stephen Taylor
A l'Amphithéâtre Bastille, le 18 décembre à 14h et le 19 décembre à 20h.
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