INTERVIEW Thomas Lebrun met en scène les corps dans "Les fêtes d'Hébé" de Rameau
247 ans que "Les fêtes d’Hébé ou les Talents liriques", opéra-ballet de Jean-Philippe Rameau, n’a pas été donné en version scénique à Paris. L'occasion rare, donc, de voir cette pièce lyrique d'une très grande richesse musicale, est proposée à l'Amphithéâtre Bastille, dans un projet conjoint du Centre de musique baroque de Versailles, du Royal College of Music de Londres et de l'Académie de l'Opéra national de Paris, des institutions à vocation pédagogique, creusets des nouveaux talents européens. Beaucoup de perles en devenir donc dans la distribution, choristes autant que solistes. La direction musicale est confiée au Britannique Jonathan Williams, celle des choeurs au Français Olivier Schneebeli et la mise en scène à une nouvelle recrue à l'opéra, Thomas Lebrun, l'une des figures très intéressantes (bien établie aujourd'hui) de la chorégraphie contemporaine française.
Depuis plus de quinze ans et près de 25 pièces, Thomas Lebrun, aujourd'hui à la tête du Centre chorégraphique de Tours, tisse un parcours de biais, questionne la norme et la périphérie en chorégraphie, se servant de thèmes aussi divers que l'autobiographie, les vieilles pierres, le genre, la maladie ou encore la danse elle-même et la musique devenues objets d'observation. Classique ou contemporaine, lied, funk ou autre encore, la musique est au coeur du travail de Thomas Lebrun, mais pour la première fois une oeuvre baroque devient protagoniste. "Les fêtes d'Hébé ou les Talents liriques" (1739) de Rameau est une pièce en un prologue et trois "entrées" (ou actes). Le prologue, d'une grande finesse musicale, annonce par la voix de la déesse de la jeunesse, Hébé, une série de divertissements mettant en scène les victoires d'un autre dieu, Amour. Un spectacle dans le spectacle privilégiant successivement chacun des "talents" : la poésie, puis la musique et enfin la danse.
La danse donc est contenu (les "divertissements") et contenant (l'architecture chorégraphique) à la fois, deux heures durant. Par une succession de tableaux immédiatement identifiables par leur couleur (qui rappellent le ton sur ton de Jacques Demy), Thomas Lebrun s'appuie sur six jeunes et merveilleux danseurs (dont quatre de sa compagnie) pour redessiner, avec humour et pas de côté, la fête baroque.
Le chorégraphe-metteur en scène nous a reçu à la fin de la répétition générale. Soulagé, heureux d'être parvenu au bout d'un projet colossal (pour tout nouveau venu à l'opéra) en un temps record (comme le veut l'usage des productions lyriques). Humble, comme à son habitude, ponctuant ses phrases de rires comme pour relativiser la portée de son propos, Thomas Lebrun manie avec spontanéité une parole exigeante mais simple, beaucoup d'enthousiasme et de l'autodérision.
La musique est indissociable de votre travail de chorégraphe : beaucoup de musique romantique, mais aussi des musiques actuelles. Comment s’est faite votre approche de la musique baroque ?
Quand j’étais plus jeune, dans le grand nord (rires), le Pas-de-Calais, avant que je fasse de la danse mon métier, les petites chorégraphies que je réalisais avec mes amis étaient sur des musiques baroques (rires) ! J’en écoutais beaucoup, je ne suis pas pour autant un spécialiste : j'ai une oreille musicale qui me sert bien, mais pas de grande culture musicale. La première fois que j’ai écouté "Les fêtes d’Hébé", je me suis endormi au bout de 20 minutes, la deuxième fois j’ai réussi à aller jusqu’à la fin du prologue, et petit à petit j’ai écouté la pièce en entier. Finalement, passée ma peur initiale, c’est vraiment une musique qui me parle, parce qu’elle est très dansante. Le problème était d’éviter quelque chose de baroque au niveau de la danse. Je n’ai pas la formation qu’il faut même si j’en ai vu, et je ne voulais pas tomber dans du trop académique, sauf à en jouer. C’était le défi. Donc quand on m’a proposé cet opéra, je n’avais pas peur du projet parce que c’était de la musique baroque, mais j’avais peur du projet pour son ampleur.
Parce que c’est votre première mise en scène d’opéra…
Oui, il y cela : j’ai déjà fait de la chorégraphie pour des opéras, pour des spectacles musicaux, mais je n’ai jamais créé un opéra. Je ne me sens pas metteur en scène, même si, évidemment, on met en scène quelque chose dans les spectacles de danse ! Mais qu’est-ce qu’on appelle metteur en scène ? Est-ce mettre en espace sur un plateau ou diriger théâtralement ? Et puis il y a eu les questions de calendriers d’un opéra : vous avez six semaines de répétitions : une avec les danseurs seuls, et quatre avec l’ensemble, danseurs, chanteurs et choristes et la dernière est pour l’orchestre mais je n’interviens plus. Surtout à l’opéra on vous demande, un an avant le début, quels seront les costumes, la scénographie… En général en tant que chorégraphe on prépare un projet pendant un an et demi, on se met en répétition, on construit, on cherche et puis après on écrit.
Comment avez-vous défini les contours de votre mise en scène ?
Je n’ai pas eu envie de théâtraliser la proposition, je voulais en revanche que tout soit chorégraphié. Mettre en scène par les corps et non pas par le jeu. Ça ne signifie pas uniquement faire des mouvements sur la musique, c’est aussi scénographier l’espace et le temps par la chorégraphie. J’ai fait un peu de jeu d’acteur, mais ce n’était pas mon souci principal. D’ailleurs avec ces solistes et choristes de l’Académie qui sont donc étudiants, l’enjeu était plutôt de les emmener en dehors de ce qu’ils connaissent. Pour moi, tout est mise en scène : comment on se déplace d’un endroit à un autre, dans quel temps, quelle musicalité, quelle intensité physique, quel effacement, quelle connivence avec les danseurs, quelle prise de conscience du groupe ? Les choristes ont été bluffés en découvrant sur une vidéo ce que pouvaient donner, vus de l’extérieur, les mouvements d’ensemble…
S’est imposée assez vite, j’imagine, l’idée de choisir une couleur dominante par acte…
Oui, parce que je voulais quelque chose de coloré, de ton sur ton pour chaque acte (que Rameau appelle "Entrée") et en même temps de nuancé, parce que dans chacun il y a des nuances de couleurs. Pour l’Entrée 1 (la Poésie), qui raconte l’histoire du ruisseau, du fleuve, de l’eau, j’ai choisi la couleur bleue. Pour l’Entrée 2 (la Musique), on part à la guerre pour sauver Sparte : j’ai choisi la couleur rouge.
Et pour la troisième entrée (la Danse), le jaune, parce qu’on est avec les bergers, les moutons et les clarinettes qui évoquent la campagne. Pour cette dernière, qui est moins dynamique musicalement (même s’il y a de très belles choses), j’avais envie d’une entrée plus décalée et plus brillante, référence aussi (avec le jaune) au Roi Soleil (rires) !
Sur quoi s’appuie votre mise en scène/chorégraphie ?
J’ai eu envie de mettre en avant, plutôt que le livret des "Fêtes d’Hébé", qui ne m’inspire pas particulièrement, les "Talents liriques", qui constituent aussi le sous-titre de la pièce : soit la Poésie, la Musique et la Danse. Je leur donne une vraie place. Il y a toute la dimension "divertissement" de Rameau, avec les personnages dansant - à l’époque c’était les chanteurs qui dansaient. Et à côté de ça, il y a ce que j’appelle des paysages vivants, qui s’expriment par la danse, par la vidéo (qui a une place importante) et par la lumière. Côté scénographie, l’idée première est la simplicité : du blanc pour mettre en avant les couleurs et le ton sur ton et pour faire une chorégraphie simple et changeante au fur et à mesure de la pièce. J’aimais bien aussi – et c’est important - l’idée de décaler l’époque.
Ces "Fêtes d’Hébé" ont un côté années 50 américain au niveau des divertissements, un peu à la Esther Williams (cette nageuse devenue star de films musicaux, ndr) dans les dynamiques et dans les costumes, mais tout en gardant le côté un peu plus antique - attenant au récit mythologique - dans les costumes et dans la scénographie. Un exemple : l’escalier, ça peut être à la fois une image de cabaret et l’arrivée à un temple antique…
Qu'avez-vous dit aux danseurs, aux chanteurs et aux choristes ?
Aux danseurs j'ai dit accrochez-vous, ça va être difficile, vous allez apprendre beaucoup et vous allez soutenir l'affaire. Aux chanteurs j’ai dit les choses petit à petit.
Les "choses" ?
Oui, par exemple qu'on est pas obligé d'en faire trop, que d'être juste là sur un plateau à chanter et à donner des émotions simples, pouvait être aussi beau que de faire du grand drame. Je leur ai demandé aussi de ne pas tomber dans leurs habitudes, ou alors je leur ai dit d'aller plus dans l'autodérision notamment dans l’Entrée 3 (la scénographie jaune).
Qu’avez-vous dit aux choristes ?
Les choristes ont été ravis d'être sur scène différemment que dans un groupe en fosse ou sur les côtés.
Il n’y a rien à leur dire, juste les prendre comme ça. Avec eux, on travaille musicalement, on apprend les mouvements, on répète en petits groupes avec les danseurs. Avec eux, comme avec les solistes, on est allés boire des verres le soir, chose inhabituelle avec un metteur en scène. Mais si on ne parle pas, comment avancer ? Il fallait qu'ils comprennent où on allait : quand ils ont vu qu'il y avait beaucoup de danse, beaucoup se sont demandé si c'est un ballet ou un opéra. Le public ne va-t-il regarder que la danse ? Non, ce n’est pas le cas, parce que quand ils sont là on les regarde et les danseurs savent s'effacer quand il le faut, c'est un autre rapport au corps.
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