Cet article date de plus de dix ans.
Cecilia Bartoli, Desdémone somptueuse et tragédienne, dans "Otello" de Rossini
Au Théâtre des Champs-Elysées "Otello" est le premier volet du "Projet Rossini". Suivront "Le Barbier de Séville" pour deux soirs (28 et 29 avril), mis en scène par Christian Schiaretti (le possible futur patron de la Comédie-Française!) et "Tancrède", du 19 au 27 mai, avec mesdames Lemieux et Ciofi. Bien sûr nous y serons.
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La Bartoli dans un "vrai" opéra
Mais « Otello », c’est aussi (d’abord ?) le premier rôle à Paris, depuis 20 ans, de la Bartoli dans un « vrai » opéra (elle avait été à Garnier le Chérubin de Mozart) Et quel rôle : Desdémone! Sous la houlette de Jean-Christophe Spinosi, un de ses chefs préférés, Spinosi, aussi aimé par le public que détesté par la critique (Georges Prètre, aujourd’hui intouchable, avait subi la même bronca pour avoir été le chouchou de Callas…).
Au centre des élites racistes européennes
1816, un Rossini de 24 ans s’attaque à Shakespeare. Il a déjà écrit, excusez du peu « L’Italienne à Alger », « Le Turc en Italie » ou « Le Barbier de Séville », son chef-d’œuvre. Il est encore novice dans le drame mais déjà il innove. Verdi, plus tard, suivra Shakespeare à la lettre : le poison de la jalousie distillé goutte à goutte dans le cœur d’Otello par Iago, son âme damnée. Rossini, lui, fait délibérément d’ «Otello » un drame politique et sociétal. Il invente un Rodrigo, fils du doge, auquel Desdémone est promise. Mais elle a épousé Otello en secret. Otello, ce « métèque », à qui il est clairement dit par l’aristocratie vénitienne : « Sois un général, fais triompher nos armées mais, au-delà, tu n’es pas des nôtres ». On n’est plus à Malte, cette île entre Afrique et continent, on est au centre des élites racistes européennes. Et le conflit entre l’amoureux transi et le général maure est aussi celui de Desdémone, déchirée entre un père qui la renie et cet amour qui la déclasse.
Dans cette optique-là le complot de Iago deviendrait politique, ce que l’on croit durant tout le premier acte. Mais voilà que le livret bifurque, on revient à la jalousie d’Otello, les coups de théâtre se succèdent (aux dépens de la caractérisation des personnages), on voit poindre les grands mélodrames historiques de Donizetti et Bellini dont seule émerge (comme chez ceux-ci) une femme, Desdémone, pas du tout colombe sacrifiée mais héroïne partagée entre le devoir et l’amour (et l’impériale Bartoli s’y montre magnifique tragédienne). Des duos et des trios follement virtuoses
A opéra sérieux musique qui veut l’être : abus de récitatifs (comme dans « Don Giovanni »), peu d’airs solistes mais des duos et des trios flamboyants (le meilleur de l’œuvre) et surtout follement virtuoses. Justement : cette musique sérieuse n’est jamais tragique. On a beau, à 24 ans, faire ses gammes, quand on s’appelle Rossini on a plus envie de champagne que de peinture noire. Dans l’air (trop long) de Rodrigo, « Che ascolto ?» (le jeune Uruguayen Edgardo Rocha, timbre ravissant de ténorino, une découverte à suivre), on entend même une mélodie qui sera réutilisée dans… le bouffon duo des Chats ! Otello, John Osborn, manque de présence
Les metteurs en scène Moshe Leiser et Patrice Cauchetier, malgré un travail très propre, ne s’attachent pas à rendre l’histoire fluide : beau premier acte dans une antichambre où se noue l’intrigue (avec des accents raciniens), costumes de la marine et de l’armée italienne des années 60 (et Bartoli en robe noire à la Monica Vitti), décors évocateurs (la chambre ocre et vieux rose des époux, à l’immense plafond, les communs du palais où Otello noie son chagrin) mais pas de direction d’acteurs. Du coup John Osborn, qui n’en est pas vraiment un, manque de présence : la voix d’Otello est là, vaillante (l’air initial « Vincemmo, o prodi » fait entendre des aigus criés mais la tessiture est terrible, qui va du baryton au ténor héroïque) et pourtant sans personnalité. Le Iago de Barry Banks, au vrai physique de traitre, ne trouve ses marques que dans la furie du complot mais là aussi la voix manque de noirceur (et pour cause : curieuse idée que d’avoir confié ce rôle d’affreux à un autre ténor!) Peter Kalman, le papa, beau timbre de baryton, devrait surveiller sa justesse dans les récitatifs.
La beauté de la voix de Bartoli
La Bartoli. La beauté de la voix, le respect de TOUTES les terribles vocalises de Rossini (malgré une légère fatigue sur la fin), le contrôle absolu du jeu : caractère entier de Desdémone mais femme blessée, femme qui doute. Admirable dans l’air du saule (le sommet de l’opéra) chanté à mi-voix par une amoureuse qui décrit la mort comme le début du repos (chez Verdi ce sera un adieu à sa propre vie). Cecilia Bartoli, Desdémone for ever
Et Bartoli qu’il faut observer aussi dans sa concentration en scène, sa concentration de musicienne, les yeux rivés sur Spinosi. Celui-ci a au moins la qualité rare de l’attention portée aux chanteurs, sachant, comme peu, adapter la dynamique de l’orchestre aux voix pour éviter de les fatiguer. Alors quelques notes… étranges (pour être gentil) d’un ensemble Matheus confronté aussi à une écriture virtuosissime des bois (on les a sentis jusqu’au bout sur leurs gardes mais il y avait, par exemple côté clarinette, de superbes moments) n’enlèveront rien à cette soirée passionnante mais pas tout à fait aboutie. Et dominée de la voix et des épaules, comme on s’y attendait (mais on sait combien les attentes peuvent décevoir), par Cecilia Bartoli, Desdémone for ever. "Otello" au Theâtre des Champs-Elysées
15 avenue Montaigne, Paris VIIIe
Tél : 01 49 52 50 24
Mais « Otello », c’est aussi (d’abord ?) le premier rôle à Paris, depuis 20 ans, de la Bartoli dans un « vrai » opéra (elle avait été à Garnier le Chérubin de Mozart) Et quel rôle : Desdémone! Sous la houlette de Jean-Christophe Spinosi, un de ses chefs préférés, Spinosi, aussi aimé par le public que détesté par la critique (Georges Prètre, aujourd’hui intouchable, avait subi la même bronca pour avoir été le chouchou de Callas…).
Au centre des élites racistes européennes
1816, un Rossini de 24 ans s’attaque à Shakespeare. Il a déjà écrit, excusez du peu « L’Italienne à Alger », « Le Turc en Italie » ou « Le Barbier de Séville », son chef-d’œuvre. Il est encore novice dans le drame mais déjà il innove. Verdi, plus tard, suivra Shakespeare à la lettre : le poison de la jalousie distillé goutte à goutte dans le cœur d’Otello par Iago, son âme damnée. Rossini, lui, fait délibérément d’ «Otello » un drame politique et sociétal. Il invente un Rodrigo, fils du doge, auquel Desdémone est promise. Mais elle a épousé Otello en secret. Otello, ce « métèque », à qui il est clairement dit par l’aristocratie vénitienne : « Sois un général, fais triompher nos armées mais, au-delà, tu n’es pas des nôtres ». On n’est plus à Malte, cette île entre Afrique et continent, on est au centre des élites racistes européennes. Et le conflit entre l’amoureux transi et le général maure est aussi celui de Desdémone, déchirée entre un père qui la renie et cet amour qui la déclasse.
Dans cette optique-là le complot de Iago deviendrait politique, ce que l’on croit durant tout le premier acte. Mais voilà que le livret bifurque, on revient à la jalousie d’Otello, les coups de théâtre se succèdent (aux dépens de la caractérisation des personnages), on voit poindre les grands mélodrames historiques de Donizetti et Bellini dont seule émerge (comme chez ceux-ci) une femme, Desdémone, pas du tout colombe sacrifiée mais héroïne partagée entre le devoir et l’amour (et l’impériale Bartoli s’y montre magnifique tragédienne). Des duos et des trios follement virtuoses
A opéra sérieux musique qui veut l’être : abus de récitatifs (comme dans « Don Giovanni »), peu d’airs solistes mais des duos et des trios flamboyants (le meilleur de l’œuvre) et surtout follement virtuoses. Justement : cette musique sérieuse n’est jamais tragique. On a beau, à 24 ans, faire ses gammes, quand on s’appelle Rossini on a plus envie de champagne que de peinture noire. Dans l’air (trop long) de Rodrigo, « Che ascolto ?» (le jeune Uruguayen Edgardo Rocha, timbre ravissant de ténorino, une découverte à suivre), on entend même une mélodie qui sera réutilisée dans… le bouffon duo des Chats ! Otello, John Osborn, manque de présence
Les metteurs en scène Moshe Leiser et Patrice Cauchetier, malgré un travail très propre, ne s’attachent pas à rendre l’histoire fluide : beau premier acte dans une antichambre où se noue l’intrigue (avec des accents raciniens), costumes de la marine et de l’armée italienne des années 60 (et Bartoli en robe noire à la Monica Vitti), décors évocateurs (la chambre ocre et vieux rose des époux, à l’immense plafond, les communs du palais où Otello noie son chagrin) mais pas de direction d’acteurs. Du coup John Osborn, qui n’en est pas vraiment un, manque de présence : la voix d’Otello est là, vaillante (l’air initial « Vincemmo, o prodi » fait entendre des aigus criés mais la tessiture est terrible, qui va du baryton au ténor héroïque) et pourtant sans personnalité. Le Iago de Barry Banks, au vrai physique de traitre, ne trouve ses marques que dans la furie du complot mais là aussi la voix manque de noirceur (et pour cause : curieuse idée que d’avoir confié ce rôle d’affreux à un autre ténor!) Peter Kalman, le papa, beau timbre de baryton, devrait surveiller sa justesse dans les récitatifs.
La beauté de la voix de Bartoli
La Bartoli. La beauté de la voix, le respect de TOUTES les terribles vocalises de Rossini (malgré une légère fatigue sur la fin), le contrôle absolu du jeu : caractère entier de Desdémone mais femme blessée, femme qui doute. Admirable dans l’air du saule (le sommet de l’opéra) chanté à mi-voix par une amoureuse qui décrit la mort comme le début du repos (chez Verdi ce sera un adieu à sa propre vie). Cecilia Bartoli, Desdémone for ever
Et Bartoli qu’il faut observer aussi dans sa concentration en scène, sa concentration de musicienne, les yeux rivés sur Spinosi. Celui-ci a au moins la qualité rare de l’attention portée aux chanteurs, sachant, comme peu, adapter la dynamique de l’orchestre aux voix pour éviter de les fatiguer. Alors quelques notes… étranges (pour être gentil) d’un ensemble Matheus confronté aussi à une écriture virtuosissime des bois (on les a sentis jusqu’au bout sur leurs gardes mais il y avait, par exemple côté clarinette, de superbes moments) n’enlèveront rien à cette soirée passionnante mais pas tout à fait aboutie. Et dominée de la voix et des épaules, comme on s’y attendait (mais on sait combien les attentes peuvent décevoir), par Cecilia Bartoli, Desdémone for ever.
15 avenue Montaigne, Paris VIIIe
Tél : 01 49 52 50 24
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