Richard Bona : "La musique cubaine, c'est un héritage du monde"
À 48 ans (depuis le 28 octobre), Richard Bona, chanteur et bassiste virtuose, continue inlassablement d'apprendre. Il nourrit l'objectif de plus en plus affirmé de transmettre le fruit de ses recherches non seulement à son public, mais aussi à la jeunesse par le biais de l'enseignement. Au point de prévoir d'arrêter sa carrière dans trois ans.
En 2013, lors d'un premier entretien avec Culturebox, l'artiste camerounais relatait sa rencontre musicale mémorable avec Stevie Wonder. Alors que les enregistrements réalisés avec la star américaine dorment toujours dans un studio, Richard Bona a diversifié ses projets et ses activités. Il s'est lancé dans l'exploration des traditions musicales de la planète. Outre "Heritage", qui illustre les liens entre Cuba et l'Afrique, le bassiste a déjà enregistré un album consacré au flamenco et en prépare un autre sur le gnawa. Avec le soutien bienveillant de Quincy Jones, dont la maison de disques s'occupe de son management.
- Culturebox : Votre précédent album, "Bonafied", est sorti il y a plus de trois ans. Comment avez-vous occupé votre temps depuis cette époque ?
- Richard Bona : J’ai beaucoup voyagé avec "Bonafied". Puis j’ai monté un studio à une heure de Paris, dans les limites de l’Oise. Il y a huit mois, j’ai lancé un club à New York, le Club Bonafide. Nous sommes classés meilleur club de la ville par les clients et les musiciens. J’ai insisté pour qu’on ait le meilleur son de la ville. On n’a pas lésiné sur les moyens. Et j’ai lancé une caféière au Brésil, entre Rio et São Paulo. Je suis aussi un agriculteur !
- Comment vous organisez-vous entre les Etats-Unis, la France, le Brésil, le Cameroun…
- Je ne vais plus au Cameroun. Je vis un peu partout. Chez moi, c'est la Terre. Il n'y a pas de race, j'appartiens aux humains et les humains sont partout. Je ne me sens pas attaché à un lieu particulier. Je ne suis pas retourné au Cameroun depuis quatre ans, je crois.
- J’ai vu sur internet les échos de tensions, de polémiques liées à la situation du pays, à vos relations avec le président Paul Biya...
- Il voulait me remettre une médaille. Je l’ai refusée. Je lui ai envoyé une lettre dans laquelle j’expliquais qu’il y avait des problèmes dans ce pays, qu'il faillait les résoudre. Je suis un électron libre, je me suis fait tout seul. C’est pourquoi je n’ai plus de maison de disques, je me suis trouvé un distributeur, je joue dans mon propre club et je ne travaille plus pour personne. Mon distributeur n'est peut-être pas encore installé partout, mais au moins, je suis en accord avec moi-même. Je me fiche de vendre plus de disques. Je suis bien assis financièrement, je ne dois plus un rond à une banque. Je n’ai aucune pression. Je peux m’arrêter quand je veux. Ce qui me fait plaisir, c'est de partager. Je pense que d’ici trois ans, je vais certainement arrêter. Je vais me diriger vers l’enseignement à destination des enfants. Ça me passionne plus que de partir en tournée. J’ai mené une belle carrière et j’ai davantage envie de prendre du temps pour moi-même.
- Vous pensez donc arrêter de faire des disques et des tournées...
- Oui. Je pourrai toujours continuer à jouer. Mais j’ai tellement reçu que j’ai davantage envie de donner, maintenant. Ce monde se porterait mieux à voir ses enfants jouer d’un instrument de musique, pas forcément pour devenir des musiciens professionnels. Mais j’aime l’idée qu’ils deviennent médecins et qu’en rentrant chez eux, ils puissent jouer une petite mélodie pour les apaiser. Parce que beaucoup de gens ne jouent pas de musique. Ils n’aiment pas ce qu’ils font. Et c'est là qu'on commence à avoir des problèmes.
- Pourquoi un projet sur la musique cubaine et son héritage ?
- Par cet album, je voulais souligner à quel point nous sommes tous liés. Il s’agit d’une musique qui a cinq siècles d’existence. La musique cubaine n’est pas qu’un héritage de l’Afrique, c’est un héritage du monde. Quelle est l’essence de la musique cubaine ? Il y a les colons espagnols qui ont amené leurs musiques religieuses, militaires... Il y a la musique des autochtones indiens, ceux qui étaient déjà là et dont on ne parle pas. Puis les esclaves africains sont arrivés. Et des esclaves chinois, également, dont on ne parle jamais. Les Européens ont trouvé en Afrique de meilleurs esclaves que les Chinois car il n’y avait plus besoin d’aller jusqu’en mer de Chine pour les chercher…
- Cet héritage historique se traduit évidemment par les instruments qui constituent la musique cubaine, afro-cubaine…
- Regardez le piano : c’est l’Europe ! C’était l’instrument de la musique classique, de la bourgeoisie… La trompette et le violon viennent aussi d’Europe. Regardez les maracas : ce n’est pas africain, ça vient des autochtones, des Indiens. Et regardez les batas, les congas, c’est l’Afrique ! C’est ce qui fait l’essence de la musique afro-cubaine. Au fil des ans, malgré les difficultés, ce qu’il restait aux esclaves, c’était leur voix, c’était la danse, tout ce qu’on a pu insérer dans le combo. Je ne veux pas seulement m’attarder sur la partie sombre de l’histoire de l’humanité. Je pense que ces gens nous ont montré un bel exemple en créant quelque chose, en montant de toutes pièces des instruments car il leur fallait s’exprimer, communiquer. C’est ce qui a donné tous les rythmes que nous connaissons aujourd’hui. Dans la musique cubaine, le boléro vient de l’Europe, la rumba vient de l’Afrique, la bachata est indienne ! On a pu insérer ces instruments et ces rythmes quand les gens ont commencé à fusionner, la musique étant le reflet de la vie, et je trouve que c’est très beau. Embrasser la différence, ça veut dire laisser la tolérance venir en soi. C’est accepter l’autre. Ce qui nous lie est beaucoup plus fort que ce qui ne nous lie pas.
- Pour réaliser un album afro-cubain, vous avez dû vous immerger complètement dans cette musique…
- Absolument. De la même façon, je suis immergé dans le flamenco depuis huit mois. Ce n’est pas facile, mais quand vous faites quelque chose avec passion, ça éloigne la difficulté. Au départ, j’ai contacté des musiciens cubains. On a joué, j’ai composé des choses, on les a développées. Peu à peu, on a constitué un répertoire. Je m’y étais pris de la même façon avec "The Ten Shades of Blues" en 2009. Je voulais alors montrer toutes les facettes du blues. Les gens pensent toujours que cette musique, c’est le delta du Mississippi, l’Afrique... Mais non, le blues, c’est une gamme ! Et j’ai réalisé qu’elle se trouvait pratiquement dans toutes les musiques ! Vous allez en Irlande, en Inde, vous l’entendez ! Comment cela se fait-il ? Je suis allé jouer avec des cowboys, un peu partout, j’ai étudié le gospel… Je voulais montrer à quel point cette musique était sophistiquée et remontait loin dans le temps.
- Pour le nouveau disque, vous vous êtes entouré d’un groupe que vous avez appelé Mandekan Cubano… Pourquoi ce nom ?
- Le mandekan, c’était une langue. Avant l’arrivée des Européens qui ont divisé l’Afrique pour des raisons économiques, ce continent était un empire où l’on parlait mandekan. Au lieu de se battre entre eux, les Européens se sont réunis en 1885 et se sont partagé l’Afrique. Les Belges, qui travaillaient plus dans les métaux précieux, sont allés au Congo. Les Anglais, qui œuvraient dans la sidérurgie, sont partis au Nigeria, et les Français, intéressés par le papier, se sont installés en Afrique centrale parce qu’il y a beaucoup de bois... Concernant mon groupe, il est constitué de musiciens cubains à l’exception des percussionnistes Luisito et Roberto Quintero - deux frères - qui sont vénézuéliens mais qui jouent avec tous les Cubains, les stars des Caraïbes et d’Amérique du Sud.
- Vous avez écrit presque tout l'album hormis trois titres co-signés avec le pianiste Osmany Paredes, et un autre titre, "Bilongo", composé par Guillermo Rodriguez Fiffe, sur lequel vous avez ajouté des paroles…
- "Bilongo" est un vieux classique de la musique cubaine. J’y ai écrit un texte en douala, ma langue maternelle. J’y évoque l’histoire de l’album, celle de Cuba et le fait que la vie est une célébration. On utilise la musique pour fêter la vie. Il ne faut jamais se sentir timide parce que, soi-disant, on ne sait pas chanter. Pourquoi les gens chantent-ils sous la douche, sifflotent-ils dans la rue ? Chanter, c’est un besoin primaire pour tout le monde. Le choix de "Bilongo" est aussi lié au fait que cet album retrace plus ou moins mon histoire cubaine.
- Quand votre histoire avec Cuba a-t-elle débuté ?
- La première fois que je vais à Cuba, c’est en 1999. Je me rends à l’immigration, j’attends mon tour pour présenter mon passeport. De l’autre côté de la barrière, un des policiers me regarde. Je n’avais pas d’instrument avec moi. Il me fait d'abord signe. Puis il me demande :"Tu joues de la guitare ?" J’acquiesce. "Passe par la porte d’à côté et viens... Richard Bona ?" Je réponds oui. "Oh man !" Il devient fou, il me fait sortir par la petite porte, du coup je n’ai pas mon cachet sur mon passeport ! La journée, il est policier à l’aéroport et le soir, c’est un percussionniste incroyable, un joueur de bongo. Il m’emmène dans un club. Je participe à une jam avec les musiciens. Le premier morceau qu’on joue, c’est "Bilongo". C’est le morceau qui m’a accueilli dans l’île.
Pour quitter le Cuba, j’ai eu des problèmes ! J’arrive à l’aéroport et on me dit : "Mais Monsieur, comment êtes-vous entré à Cuba ? Où est le cachet ?" Et moi, je dis : "C’est un ami..." "Qui vous a fait passer ?" Je réponds : "C’est un fan que j’ai rencontré... Un policier… Je pense qu’il a oublié de mettre le cachet…" Ils me demandent son nom. Je refuse de le trahir. Ils m'ont montré des photos des policiers de l’aéroport pour que je l’identifie. J’ai compris que si je laissais son nom, c’était fini pour lui... J’ai dit que j’avais oublié son nom, qu’il m’avait juste reconnu, fait quitter l’aéroport, qu’on avait discuté, puis que j’avais pris un taxi pour aller à mon hôtel. Au bout de deux heures, ils m’ont laissé partir. À la manière dont ils me regardaient, ils savaient… Ensuite, je suis retourné régulièrement au Cuba. Je suis resté en contact avec cet ami.
- Quels sont les autres thèmes abordés dans vos chansons ?
- J’aborde surtout le voyage. La chanson "Aka Lingala Tê" parle du Lingala d’où sont partis les premiers esclaves. C’est une région du Congo. Je parle le lingala, la langue de ce pays. "Matanga", c’est une ballade, ça veut dire "les pas". Des pas d’amour, pour dire aux gens d’ouvrir leur cœur. Car nos cœurs ont tendance à se fermer en ce moment. C’est un peu le cheminement de l’histoire, jusqu’ici ou jusqu’au Kivu, au Congo. L’esclavage, c’était un commerce tout à fait normal à l’époque, comme le commerce des épices. Aux yeux des Européens mais aussi de beaucoup d’Africains, ce n’était pas vu comme un outrage.
Dans le dernier morceau, "Kwa Singa", je parle la langue des singes, des animaux qui viennent raconter l’injustice et l’ingratitude des êtres humains. Je suis initié à cette langue. De la même façon, quand je parle le douala, je peux le parler d’une façon telle que quelqu’un qui vient de Douala ne me comprendra pas... Initiation !
- Comment avez-vous été initié à la langue des singes ?
- Ça ne se raconte pas, il faut être initié pour se comprendre...
- Déjà, dans votre précédent album "Bonafied", vous donniez la parole aux animaux…
- Oui. Et maintenant je leur parle. Dans "Bonafied", je leur donnais la parole parce que nous croyons qu'ils ne parlent pas. J’ai donc essayé d’aller écouter ce que les animaux pensaient des hommes. Le résultat n’est pas terrible ! L’espèce animale a tout compris. Elle est beaucoup plus intelligente que l’espèce humaine. Les animaux étaient ici bien avant nous. Et quand nous serons partis, ils seront encore là.
Richard Bona en concert dans l'Hexagone
Jeudi 21 juillet 2015 à Juan-les-Pins (Jazz à Juan)
Samedi 23 juillet à Junas (Jazz à Junas)
Dimanche 24 juillet au Parc floral de Paris (Paris Jazz Festival)
Samedi 12 novembre à Grande Synthe, au Palais du littoral
Vendredi18 novembre à Boulogne-Billanourt, au Carré Belle-Feuille
Jeudi 24 novembre à Courbevoie, à l'Espace Carpeaux
> L'agenda-concert de Richard Bona
Richard Bona : basse, guitares, sitar électrique, vocaux, claviers, percussions additionnelles
Osmany Paredes : piano
Luisito Quintero : percussions
Rey Alejandre : trombone
Dennis Hernandez : trompette
Roberto Quintero : percussions
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