Les dialogues nocturnes de Ballaké Sissoko et Vincent Ségal
Le premier album du Malien Ballaké Sissoko, 47 ans, à la kora, et du Français Vincent Ségal, 48 ans, au violoncelle, paru en octobre 2009 chez No Format, avait reçu un bel accueil et des récompenses parmi lesquelles une Victoire du Jazz en 2010. Six ans plus tard, après quelque deux cents concerts, les deux complices lui ont donné une suite, "Musique de nuit", sortie en septembre 2015 sur le même label. Sommet de raffinement et de délicatesse, c'est l'un des plus beaux disques de 2015, qui vaut au duo une nomination aux prochaines Victoires de la musique en catégorie "musiques du monde". Et en concert, c'est un enchantement.
Le tandem démarre une tournée le 25 janvier à Paris, au Théâtre de la Ville, à guichets fermés. Une nouvelle date parisienne est programmée le 31 mai au Théâtre des Champs-Élysées. La tournée passera aussi, entre autres, par Schiltigheim, Toulouse et Rouen.
- Culturebox : Comment est né votre duo musical ?
- Vincent Ségal : C'est Ballaké qui est venu me demander de jouer avec lui. Du coup, pour le nom du duo, il me semblait naturel de mettre son nom en premier. Bizarrement, beaucoup de gens pensent que c'est le contraire qui s'est produit, par un réflexe post-colonial : "Ça vient forcément des Blancs !"
- Ballaké Sissoko : J'adorais le violoncelle que j'avais découvert quelques années plus tôt. L'idée, c'était de faire quelque chose avec cet instrument. J'ai rencontré Vincent lors du festival de jazz d'Amiens il y a une dizaine d'années. On s'est parlé après son concert, et peu à peu, on a commencé à échanger, à se retrouver pour jouer ensemble.
- Ballaké, la kora est un instrument joué dans différents pays d'Afrique. Vous êtes vous-même issu de plusieurs cultures...
- BS : C'est un instrument mandingue. La culture mandingue s'étend dans beaucoup de pays, elle est liée à beaucoup de langages. Il y a des joueurs de kora au Mali, en Gambie, en Guinée-Bissau, en Guinée-Conakry, au Sénégal… Tous utilisent leur langue personnelle. Je possède trois de ces cultures : ma mère vient du Sénégal, mon père de Gambie, je suis né au Mali. Ces influences me donnent aussi beaucoup de sonorités différentes. Quand j'entends un joueur de kora de l'un de ces trois pays, je sais d'où il vient. Ma génération a essayé d'apporter beaucoup de choses - avec beaucoup de respect - à cet instrument. On a eu la chance de connaître d'autres instruments comme la guitare, le violoncelle, le violon, la contrebasse, et d'autres structures musicales. Du coup, on a enrichi la pratique de la kora de certaines techniques qui ne relevaient pas de la tradition originelle.
- Vincent, vous avez découvert la musique africaine grâce à des voisins musiciens, à Paris, il y a quelques années...
- VS : Oui, à Pigalle, avec Cheikh Tidiane Sekh. C'est le claviériste des Ambassadeurs, un groupe où joue Salif Keita, et il connaît très bien le jazz. C'était mon voisin de palier quand j'avais vingt ans. Ayant entendu mon violoncelle à travers la porte, il m'a invité à jouer avec lui. Il m'a emmené dans un petit restaurant, là où il y a le théâtre des Abbesses, j'y ai rencontré d'autres musiciens et découvert un genre de musique africaine qui était plutôt de la variété sénégalaise, ivoirienne et camerounaise. J'ai joué beaucoup de bikutsi, un style musical camerounais, et j'ai appris à jouer de la basse avec Mama Ohandja.
- Ballaké et Vincent, lequel d'entre vous a eu l'idée de traduire votre rencontre musicale et humaine par un premier disque ?
- BS : C'est encore moi. On avait commencé à se produire, à donner des concerts. On a joué une première fois à l'Opéra de Lyon, puis, plus tard, au Gabon.
- VS : À l'amphithéâtre de l'Opéra de Lyon, Ballaké avait une carte blanche. On s'est jetés à l'eau. Le programme était très libre, on a beaucoup improvisé car on n'avait pas encore établi un répertoire. Il y avait plein de choses que je ne comprenais pas mais j'essayais de me mettre dans le feeling... Quand on a sorti le premier album, les gens parlaient de "la rencontre de l'Afrique et de l'Occident"… Nous, on ne voit jamais ça comme ça. Qu'on parle de cultures, de multiculturalisme, bien sûr, j'adore. J'ai toujours adoré l'idée d'une musique qui serait merveilleuse mais dans laquelle je ne pourrais pas tout comprendre, qu'elle vienne du Brésil ou d'Iran.
- Comment avez-vous forgé le son de votre duo ? Et qu'avez-vous appris de cet échange ?
- BS : On a créé notre univers en fonction de nos deux instruments. Avec le violoncelle, j'apprends plein de choses, plein de techniques, rien qu'en écoutant, en regardant Vincent. Ça m'a permis de développer un système et ça me donne des idées pour essayer de nouvelles choses avec la kora.
- VS : Il y a eu un apprentissage à deux afin de connaître, pour l'instrument de l'autre, les modes, la façon d'accorder, de jouer. Ballaké va transformer des morceaux d'une façon qui lui est propre afin que ça s'adapte à la gamme dans laquelle je joue au violoncelle. De mon côté, je connais les gammes avec lesquelles il est à l'aise. Il ne va pas s'accorder de la même manière si je joue de manière vraiment traditionnelle, cela entraîne une difficulté supplémentaire que je peux suivre parfois, mais pas toujours. C'est dans cette zone que l'on crée quelque chose. Ce duo m'a permis de découvrir des choses rien qu'en écoutant, sans cesse... J'ai inventé des trucs que j'avais déjà l'idée de faire avant de connaître Ballaké, mais sans oser y aller… C'est comme si j'avais pris un supersonique !
- Six ans après "Chamber Music", vous avez enregistré un deuxième album. Vincent, vous avez pris l'avion pour Bamako le jour de la marche du 11 janvier en hommage à Charlie Hebdo. La situation au Mali n'était pas réjouissante non plus...
- VS : Tout était déjà fixé, le disque, la date du voyage. La musique que l'on joue n'est jamais liée au contexte. Mais on est obligé de faire avec. Entre les deux disques, il y a eu un coup d'État, des attentats… Et à notre niveau, il y a la lutte personnelle que nous menons avec nos instruments. Ce sont des instruments doux. Comme on ne se produit pas dans les salles où l'on joue de la musique classique européenne, on doit souvent expliquer aux festivals qu'on ne peut pas jouer fort. Or, ils nous demandent souvent de jouer plus fort car il y a du monde, du bruit, alors que nous faisons le contraire. La façon dont nous vivons la musique, cette douceur, sont liées à ce que nous recherchons : ne pas hausser le ton. Sinon, ça ne sert à rien de jouer avec Ballaké... On a tenu à jouer malgré les événements de janvier 2015. Et on est retourné jouer au Mali en septembre. C'est important de ne pas couper ces liens.
- Y avait-il déjà des morceaux écrits en amont ?
- VS : On n'écrit rien à l'avance ! Ni pour ce disque, ni pour le premier. On organise tout de manière orale. Parfois, un morceau part d'une idée de Ballaké, alors il le joue et on le travaille ensemble par la répétition. Quand je propose une idée, on procède de la même façon. Il faut être prêt et il faut qu'il y ait une magie. Je joue quelque chose, Ballaké va y répondre d'une certaine manière, et réciproquement, on aime bien ça ! Quand on joue ensemble, on ne pense à rien, on est dans la musique, dans une conversation. C'est comme une architecture. On construit une maison de sons, on sait que l'un pose ça, l'autre va là… On n'a jamais de tracé mais ce n'est pas une ligne droite, c'est souple. Mais après, on doit revenir sur nos pas. Sinon, on sent qu'on gâche ce qui a été réalisé.
- Le disque "Musique de nuit" a été enregistré essentiellement de nuit, sur le toit de la maison de Ballaké...
- BS : Chez moi au Mali, dans la journée, il y a pas mal de diversions, de sollicitations. La nuit, on est plus tranquille. On monte sur le toit, on ne joue pas des choses bien précises. L'idée était de nous faire plaisir. On a joué deux ou trois nuits comme ça.
- VS : On voulait que le calme soit lié à la ville. Pourquoi nous enfermer en studio pour jouer alors que la vie est si calme avec nous à Bamako ! À Paris, on ne peut pas vraiment faire ça, les voisins râleraient... Au Mali, on monte sur le toit à 2h, 3h du matin, il y a une rumeur mais elle n'est pas monstrueuse. Bamako est une grande ville, mais tout le monde dort la nuit et il n'y a pas de lumière électrique comme à Paris. On voit les étoiles. On s'était dit qu'on entendrait quelques voitures, les moutons de Ballaké... Comme on enregistrait tout en direct, qu'il n'y aurait rien à monter, je voulais que ce soit un témoignage de notre vie là-bas. On était calme car on se trouvait dans un contexte calme.
- Il paraît que votre musique a bercé les rêves de vos voisins ?
- VS : Oui. Un voisin très gentil nous a dit : "Quand je dors, je dors bien, je vous entends au loin comme des rumeurs, ça me calme." Il y a aussi le petit-frère de Ballaké, qui était en bas dans la maison et qui disait : "Waouh, je vous ai entendus cette nuit, c'était comme un rêve !" Ils nous entendent tous en dormant ! Toutes les fenêtres sont ouvertes…
- BS : Il n'y a pas de double-vitrage là-bas...
- Vous n'avez pas reçu la visite de rabat-joie ?
- BS : Ça n'existe pas là-bas.
- VS : Même quand quelqu'un fait beaucoup de bruit, personne ne va râler.
- BS : Je me souviens des jeunes qui viennent écouter devant la porte. Tout le monde est attentif...
- Au milieu du disque, la chanteuse Babani Koné participe au titre "Diabaro". Pourquoi cette chanson au milieu de votre album instrumental ?
- BS : La musique que nous jouons n'est pas une musique pour chanter. Mais nous-mêmes, nous chantons beaucoup avec nos instruments. Pour le disque, on a essayé d'apporter une variation en y mettant un peu de voix.
- VS : Avant, les gens qui faisaient de la musique sans chant faisaient un peu comme du jazz européen, mélangé avec de la musique africaine, en improvisant des trucs. Quand Ballaké et moi jouons, beaucoup de choses sont liées à des paroles très anciennes, et ce sont les instruments qui les jouent. La dernière fois qu'on a joué au Mali, on a vu que les gens qui aiment beaucoup la musique étaient captivés par ce qu'on leur proposait.
- "Diabaro" est le seul morceau qui n'ait pas été enregistré de nuit sur le toit...
- BS : En effet, j'ai invité Babani Koné, que je connais bien, à nous rejoindre dans un studio un après-midi.
- VS : Au Mali, elle est aussi connue qu'Édith Piaf. Elle ne peut pas sortir dans la rue toute seule, elle déclenche des émeutes. On ne pouvait pas lui dire : "Viens chanter sur le toit !" On voulait bien la recevoir ! Elle nous a dit : "Je viendrai à 15h." Et ça s'est fait comme ça.
- Chacun d'entre vous aurait-il quelques mots pour décrire l'autre ?
- VS : En tant qu'être humain, Ballaké est très timide, il a tendance à ne pas sortir, il a quelques amis, mais ce sont des bons. Il reste au calme pour jouer de la kora, il regarde la télé puis il se repose. Il faut bien le connaître. Si vous pouvez bien rigoler avec Ballaké, c'est que vous le connaissez bien ! Pour évoquer Ballaké en tant que musicien, je parlerais d'élégance en pensant à la façon dont, avec lui, la musique se pose, comme un papillon, avec souplesse, délicatesse, sans jamais forcer, et en même temps il y a une puissance.
- BS : Vincent a une vision que je n'ai pas. Quand il essaie des choses au violoncelle, il sait bien ce qui me conviendra et il sent ce qui pourra me gêner. Le regard suffit pour se conseiller, c'est ça qui est très important, cette confiance qui existe sans avoir besoin de parler. Il me connaît par cœur. Il y a une connexion forte, naturelle, qui me permet de jouer sans inquiétude.
Ballaké Sissoko et Vincent Ségal en concert en France
À Paris (25 janvier, complet), Schiltigheim (26 janvier), Toulouse (10 février), Cenon (11 février), Rouen (26 février, complet), Saint-Hilaire-de-Riez (27 février), Nice (12 mars)
À Paris, au Théâtre des Champs-Élysées, le 31 mai 2016
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