Yaron Herman : "L'improvisation, c'est le sens de ma vie"
Né à Tel-Aviv le 12 juillet 1981, Yaron Herman voulait devenir basketteur mais une blessure a mis fin à ses rêves. À 16 ans, il a découvert le piano avec une méthode alliant les mathématiques, la psychologie et la philosophie, des domaines qui le passionnent et l'inspirent aujourd'hui encore. Installé à Paris au début des années 2000, il a sorti son premier album en 2003, enregistré avec le batteur Sylvain Ghio.
Douze ans et de beaux succès et fructueuses collaborations plus tard, Yaron Herman renoue avec une formule pas si courante en jazz, le duo piano-batterie. "Everyday" est un disque non prémédité qui repose sur une histoire d'amitié entre deux hommes, Yaron Herman et Ziv Ravitz, brillant batteur que l'on a vu ses dernières années aux côtés de nombreux musiciens comme Lee Konitz ou Shai Maestro.
Première collaboration avec le label Blue Note, son nouvel album, intimiste et ardent, inclut des compositions originales, le plus souvent nées de l'improvisation, mais aussi des reprises venues du classique (un prélude de Scriabine), de la pop (un titre de James Blake) et une chanson pop interprétée par l'Islandais Helgi Jonsson.
- Culturebox : Trois ans après "Alter Ego" enregistré notamment avec deux saxophonistes, vous êtes de retour en duo avec le batteur Ziv Ravitz, qui était présent sur ce disque. Comment est né ce nouveau projet ?
- Yaron Herman : Lors de concerts que l'on donnait en quartet, parfois, j'entamais un dialogue musical avec Ziv. Ça pouvait être une introduction d'un morceau, ou une improvisation libre que l'on lançait. À chaque fois, il se passait quelque chose de magique. Un micro-univers, un microcosme se créait, ça me plaisait de plus en plus. Ziv et moi, on se regardait et on se disait : "Il se passe un truc. Essayons de jouer davantage dans cette formule." Quand Ziv venait me rendre visite, comme je n'ai pas de batterie, il jouait sur une vieille darbouka qui traînait chez moi, parfois même sur des ustensiles de cuisine, des casseroles, on s'éclatait !
- Et cela a abouti au projet d'un album piano-batterie.
- Ziv est l'élément principal grâce auquel l'album a vu le jour. Il y a une connexion telle que faire ce disque avec un autre batteur n'aurait pas été envisageable. D'ailleurs, l'album a été entièrement conçu à deux. À chaque étape de la création, Ziv était présent. Il a produit l'album avec moi. Dès que j'avais une mélodie, je la lui envoyais, il m'envoyait des conseils, on expérimentait beaucoup. L'enregistrement a été fait dans cette logique. Ziv est venu à Paris pour deux jours. Je lui ai proposé : "Pourquoi ne pas réserver un studio et tester des morceaux ? Ensuite on réécoutera, on sera à peu près où l'on se situe par rapport à nos idéaux grandiloquents de la musique ! On pourra affiner nos désirs et nos propos !"
- Quelques mails et deux jours de studio ont donc suffi !
- On n'avait pas vraiment répété. On avait expérimenté deux ou trois thèmes, c'est tout. J'avais dit à Ziv que j'allais apporter de nouvelles musiques, qu'on répéterait et qu'on enregistrerait afin de garder une trace directe, avec un vrai son. On est entré en studio à Meudon et il s'est passé un truc magique. En réécoutant, on s'est dit : "En fait, on a déjà l'album. On n'est pas obligé de retourner en studio après ces essais. Les essais, c'est l'album !" Il s'est passé un truc spontané, frais, sans pression, naturel, plein d'amour et de joie, et je voulais que ça ressorte dans le disque.
- En enregistrant avec Ziv Ravitz, vous renouez avec une formule piano-batterie que vous aviez utilisée une seule fois auparavant, pour votre premier disque en 2003. Qu'est-ce qui vous plaît dans cette configuration sans contrebasse ?
- Quand, sur scène, au sein de formations plus larges, j'expérimentais ces instants de dialogue avec Ziv, je réalisais peu à peu que cette formule me permettait d'associer deux choses que j'aime beaucoup. D'abord, le piano solo. C'est la formule qui m'assure le plus de liberté. Ma main gauche est libre, pas contrainte par une grille harmonique prédéterminée et emprisonnée par un bassiste aussi bon soit-il, et j'ai la liberté de partir rythmiquement où je veux. Ensuite, le fait d'avoir une batterie me permet d'avoir l'aspect rythmique extrêmement puissant et percussif que je peux retrouver parfois en trio ou en quintette.
- Dans la presse, vous présentez Ziv comme votre "frère musical". Depuis quand le connaissez-vous ?
- C'est assez récent. Ça remonte à 5 ou 6 ans. On s'est rencontrés à Jazzahead, en Allemagne. Mon "frère musical" ? C'est vrai. Mais on peut enlever "musical". C'est juste mon frère, il est de la famille, c'est une des personnes les plus proches. C'est comme si on allait au bureau tous les jours avec la personne avec qui on s'entend le mieux. C'est une chance d'avoir ce genre de personne dans sa vie.
- Il risque fort d'y avoir d'autres disques avec lui !
- (D'une voix malicieuse) Absolument… Regardez ! (sur la table près de Yaron, il y a une partition manuscrite) Je ne perds pas de temps !
- L'album "Everyday" a vu le jour dans une grande spontanéité. Les deux reprises, en l'occurrence le prélude de Scriabine et la chanson "Retrograde de James Blake, étaient-elles néanmoins prévues à l'avance ?
- Pas le Scriabine. Je l'ai rapporté au studio en disant à Ziv : "Attends, j'ai une idée pour un truc !" Et on l'a fait. Quant au titre de James Blake, on l'avait expérimenté chez moi. Comme il n'y avait pas de batterie, Ziv jouait dans le piano. C'est ce que vous entendez sur l'enregistrement, d'où le son assez étrange. Ziv prend les mailloches, joue dans le piano, j'appuie sur la pédale qui ouvre la résonance du piano. Chaque frappe résonne dans le corps de l'instrument.
- Le disque renferme aussi une chanson pop interprétée par un chanteur islandais, Helgi Jonsson, et produite par Valgeir Sigursson, qui a beaucoup travaillé avec Björk. Comment ce titre a-t-il vu le jour ?
- La rencontre avec les musiciens de "Volcano" est assez particulière. En 2010, Valgeir Sigursson, Helgi Jonsson et moi nous sommes retrouvés bloqués dans un festival en Suisse, Cully Jazz, au moment de l'éruption du volcan islandais. Plusieurs concerts ont été annulés. De mon côté, j'avais un jour "off" puis j'étais censé partir à Montreux. La directrice du festival m'a demandé de remplacer le pianiste Vijay Iyer, qui était dans l'impossibilité de venir. J'ai accepté mais j'ai demandé qui d'autre était sur place, disponible. Et j'ai fini par faire un concert totalement improvisé avec Helgi et Valgeir, qui a été un moment inoubliable pour moi. On est resté en contact. Et là, c'était le moment idéal de travailler ensemble. Le morceau s'appelle donc "Volcano". J'ai envoyé la musique à Helgi, il a ajouté sa voix et des paroles. Tout cela rappelle à quel point des événements contraignants ou négatifs peuvent créer des liens entre des personnes.
- Il y a également du chant dans le dernier morceau, 18:26...
- Le chant, c'est Ziv, moi-même et Jean-Pierre Taïeb : c'est dans son studio que j'ai enregistré la post-production des sons. C'est un musicien superbe avec lequel je collabore depuis des années. Il a aussi co-composé "Volcano". J'ai eu recours à la post-production parce que je voulais donner une couleur un peu électronique à l'album. Mais j'ai toujours trouvé que quand on mélangeait l'électronique au jazz, cela pouvait aboutir à des trucs soit acid-jazz, soit un peu racoleurs, ou cela prenait trop de place. Je voulais faire quelque chose qui s'intègre dans la musique, qui soit à peine perceptible mais qui aurait un réel apport au niveau des sensations, afin que l'on ressente, quand on les écoute bien, les couches qui se superposent et créent des textures. On a fait une longue prise d'improvisation qui dure 35 ou 40 minutes. Le morceau qu'on a conservé démarre à 18 minutes 26 secondes, d'où le titre !
- Vous êtes fan de Radiohead, James Blake, auxquels vous rendez hommage dans vos disques. Votre nouvel album semble exprimer votre volonté de regrouper vos influences, aussi bien jazz, que classiques ou pop…
- Absolument. D'abord, j'adore la pop. Pour moi, la bonne pop vaut toutes les bonnes musiques. Mes influences, cela fait partie de qui je suis. D'une manière générale, j'ai une volonté de syncrétisme, de synchronisation dans ma vie. Les barrières ne m'intéressent pas, ni les catégories, ni les noms. Ce qui compte, c'est le sentiment. Si j'arrive à ressentir quelque chose avec un prélude de Scriabine, à le relier avec un morceau pop, avec une impro complètement free, j'y vais. C'est la musique qui détermine ça.
- Et comme vous l'avez expliqué, cet album a été créé en grande partie à partir d'improvisation...
- Dans cet album, il y a 90% d'improvisation. L'improvisation demeure le fondement de ce qui fait que notre musique, celle proposée par les jazzmen, est différente, plus vivante, qu'elle a cet élément que les autres musiques n'ont pas, qui traverse le temps, qui reste profond et intense. Si aujourd'hui, dans beaucoup d'albums, on est dans la surpréparation, on aboutit à des produits qui emploient le langage jazzistique mais qui sont mâchés, parfois pseudo-improvisés, et on perd la raison d'être de cette musique. Même si c'est difficilement perceptible, on a le résultat sans le processus. C'est tout à l'image de notre époque. On a envie d'être servi, et que ce soit efficace, beau, intelligent, on n'a pas de temps à perdre, on veut tout, tout de suite, sans passer par le processus. Pourquoi ? Le processus a ses défauts. Les musiciens de jazz œuvrent toute leur vie pour que dans ce processus, même si on aperçoit les défauts, on comprenne que cela fait partie d'une histoire, d'une vie, et que ça ne veut pas dire que nos vies ne sont pas belles, valables, intelligentes, bien menées…
- L'improvisation, c'est quelque chose d'essentiel pour vous ?
- L'improvisation, c'est le sens de ma vie. Car ce n'est rien d'autre que de vivre l'instant présent et y rester fidèle. Si on prépare trop, si on n'adapte pas notre état interne, si on ne s'harmonise pas avec ce qui se passe dans l'instant présent, quelque part, on est en train de mentir.
- Quand on écoute votre disque, quand on ressent son efficacité narrative, on n'a pas la sensation qu'il y a autant d'improvisation !
- Quand j'ai commencé à faire du jazz, mon maître était Keith Jarrett. Quand j'entends ses concerts qui sont improvisés, je me dis : "Mais comment est-ce possible ?" Bien sûr, il a son style, son toucher, ses phrasés, ses élans, son langage. Mais globalement, en analysant, en l'écoutant des milliers de fois, j'ai essayé de comprendre comment c'était possible, en temps réel, de créer une histoire qui a une logique, avec des développements, des voix intérieures qui se répondent. Musicologiquement parlant, c'est juste d'une perfection analytique extraordinaire. Donc c'est possible. Et quand j'écoute les solos de Sonny Rollins, Monk, Tatum ou Davis, c'est la même chose. Même s'il s'agit d'une musique de l'instant, ils ont cette capacité de toucher à quelque chose qui est éternel. C'est ça que je recherche... Et je me souhaite : "Bon courage..."
Yaron Herman en concert à Jazz à la Villette
Jeudi 10 septembre 2015, Grande Halle, 20H
Yaron Herman : piano
Ziv Ravitz : batterie
Invités : le chanteur Sage, le quatior à cordes Code
> Les dates de la tournée de Yaron Herman ici
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