Dans "The Questions", le chanteur Kurt Elling s'interroge sur l'état du monde
Trois ans après sa contribution remarquée sur l'excellent album du saxophoniste Branford Marsalis "Upward Spiral", un an et demi après son original recueil musical de Noël, Kurt Elling revient avec un nouvel opus, "The Questions" (Okeh/Sony). Sorti le 23 mars, cet album est l'émanation du ressenti d'un citoyen américain consterné par l'élection à la Maison blanche de Donald Trump - ainsi que l'ensemble de son œuvre en cours - et désorienté par le contexte géopolitique et social anxiogène de la planète.
Pour exprimer nombre de questions sur des thèmes politiques, globaux, mais aussi personnels, existentiels et spirituels, Kurt Elling, qui a fêté ses 50 ans en novembre, a construit un répertoire d'une grande richesse et profondeur. Côté reprises, il a puisé, comme il en a l'habitude, aussi bien dans le registre rock, pop et folk que dans le jazz et la comédie musicale.
Côté jazz, des reprises de Carla Bley et Jaco Pastorius
C'est ainsi qu'il s'est réapproprié des chansons de Bob Dylan ("A Hard Rain's a-Gonna Fall", qui ouvre l'album), Paul Simon ("American Tune"), Peter Gabriel ("Washing of the Water"), mais aussi, outre le standard "Skylark", des thèmes jazz signés Carla Bley et Jaco Pastorius. De la première, il transforme "Lawns" en sublime ballade, "Endless Lawns", enrichie de paroles qu'il a écrites et d'un poème de Sara Teasdale. Du second, il reprend l'envoûtant "A Secret in Three Views" agrémenté de mots du poète persan Rûmî. Le chanteur revisite aussi Leonard Bernstein ("Lonely Town", extrait de la comédie musicale "On the Town") et un extrait de "Le Roi et moi" ("I have dreamed") signé Richard Rodgers et Oscar Hammerstein II, tandem légendaire de Broadway. L'album "The Questions", une merveille, renferme enfin deux morceaux originaux, l'un composé par Stu Mindeman, le pianiste d'Elling, et l'autre par Joey Calderazzo, celui de Branford Marsalis, et dont l'un est cosigné par Elling.Côté guest-stars, le chanteur renvoie l'ascenseur à son ami Marsalis, coproducteur du disque, en l'invitant sur deux titres, et confie un solo au trompettiste Marquis Hill. Kurt Elling achève mardi soir à Paris, à la Seine Musicale, une série de six dates dans l'Hexagone. Les bienheureux qui avaient assisté à son concert parisien au New Morning du 15 novembre 2016 se souviennent d'un pur moment de virtuosité, d'élégance, de grâce. Kurt Elling fait partie de ces artistes qu'il faut absolument voir sur scène pour en savourer l'immense talent.
- Culturebox : Notre précédente rencontre a eu lieu quelques jours après la victoire de Donald Trump à la présidentielle américaine. Vous étiez alors très marqué. Ce disque semble être une conséquence directe de ces événements...
- Kurt Elling : Je ne suis pas un protest-singer. Mais il y a beaucoup de choses à considérer. Peut-être avons-nous vécu trop longtemps dans une bulle. Dans le même temps, nous avons pensé que nous faisions peut-être des progrès. La souffrance a existé de tout temps. Il y a de la douleur partout dans le monde. Je ne pense pas que nous l’ignorions, mais maintenant, il y a une urgence spécifique, globale. Ça m’amène à me demander pourquoi l’Histoire se répète-t-elle ainsi ? Pourquoi continuons-nous de mener les mêmes batailles autour de la sécurité, l’humanité, la compassion, l’égoïsme, la cupidité, le pouvoir ? Je l'ignore.
Je crois qu’il y a quelque chose, à l’intérieur de chacun d’entre nous, une tendance à l’autodestruction, au suicide. On n’arrive jamais à s’en débarrasser complètement. On peut diminuer ses effets, contrôler cette maladie. Mais en ce moment, c’est elle qui contrôle beaucoup de monde. Et ça suscite des interrogations théologiques parce que ça pose des questions de sens, de valeur. Ce sont des préoccupations centrales. Survivrons-nous ? Et qu’est-ce que ça veut dire, survivre ? Comment puis-je être un bon père pour mes enfants ? Quel est mon devoir ? Que puis-je apporter au monde pour l’aider ? Je ne suis qu’un chanteur de jazz. Je n’ai pas le pouvoir de changer quoi que ce soit. Et pourtant, je pense que nous ressentons tous le besoin de faire quelque chose pour faire pencher la balance. Mais je n’ai pas de réponses. Seulement des questions. C’est le propos du disque.
- Juste après la victoire de Donald Trump, en novembre 2016, sur la scène du New Morning, vous ne vous exprimiez pas seulement en tant que chanteur de jazz, mais aussi en tant que citoyen américain. Vu d’Europe, on a parfois l’impression d’assister à un show quotidien qui se joue à Washington... Comment vous sentez-vous aujourd'hui ?
- Ce que je ressens, c’est que nous avons un sociopathe à la Maison Blanche. Bien sûr, je me sens en colère, déconcerté, honteux, désorienté. Tout ce que j'ai, c'est donc mes questions et mes tentatives pour y répondre, pour vivre avec, trouver ce en quoi je peux apporter ma contribution... D'une certaine façon, l'Amérique est devenue le terrain de jeu de la folie et je ne sais pas comment nous pouvons en sortir. Je sais que nous en sommes capables. On a beaucoup de résilience. S'il pouvait y avoir une nouvelle élection aujourd'hui, je pense que les choses changeraient très vite. Mais maintenant, nous devons traverser tout cela et espérer que le caractère corrosif des choses ne nous ait pas emmenés trop loin pour pouvoir revenir en arrière. Mais c'est une leçon. Et c'est toujours une opportunité.
- En ouverture de votre album, vous avez choisi de reprendre la chanson de Bob Dylan, "A Hard Rain's a-Gonna Fall", presque prophétique car écrite juste avant le début de la crise des missiles entre les États-Unis et Cuba en 1962...
- J'ai essayé autant que possible de trouver la matière la plus appropriée pour cette période particulière, peu importait sa provenance. Avec cette chanson, il m'a semblé que les paroles pourraient être une émanation des grands titres d'aujourd'hui. Vous savez, les parallèles dans le temps entre la Guerre froide, la montée du fascisme en Europe menant à la Seconde Guerre mondiale... L'histoire se répète. Et toutes ces questions sont bien réelles. Ça n'a rien de théorique, ça arrive en ce moment même. Je ne sais pas pourquoi nous n'apprenons pas ! Sommes-nous paresseux ? Est-ce le syndrome Sisyphe ? C'est fascinant de voir comment ces thèmes essentiels se manifestent à chaque nouvelle génération, encore et encore. Et maintenant, c'est encore plus grave car nous avons le pouvoir de causer encore plus de destructions. Nous, les humains, avons trop de pouvoir. Nous sommes trop nombreux, nous consommons trop, nous dévorons tout.
- Dans un tel contexte, l'art, la musique, sont-ils pour vous un refuge, un moyen de prendre de la distance, une occasion d'exprimer vos sentiments ?
- Je ne sais pas si c'est une échappatoire... Étant donné que je n'ai pas les réponses aux questions que je me pose, je ressens la musique comme un antidote… Je pense aussi que c'est un instrument pour nous permettre de nous retrouver, pour être à nouveau ensemble. Au moins, c'est mon invitation : pour retrouver la joie et se rappeler ce que ça fait de se sentir un être humain et pas seulement un instrument de colère.
Kurt Elling en concert à Paris
Mardi 17 avril 2018, Seine Musicale, 20H30
Kurt Elling : voix
Stu Mindeman : piano
Clark Sommers : basse
John McLean : guitare
Jeff "Tain" Watts (invité spécial) : batterie
Rick Margitza (invité spécial) : saxophone
> L'agenda-concert de Kurt Elling
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