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Avec Raven, Manu Domergue prend son envol

Manu Domergue chante et joue du mellophone, un instrument rare en France, proche du cor. Auteur, compositeur, il a formé le quartet Raven - le corbeau - avec lequel il a enregistré "Chercheur d'orage", un album fiévreux, poétique, ombrageux. Il y a invité les chanteuses Mônica Passos, Leïla Martial et Kamilya Jubran. Il a démarré une tournée jeudi soir à Paris. Rencontre avec un talent prometteur.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Manu Domergue, fondateur et leader du quartet de jazz Raven
 (Bruno Belleudy)
Silhouette longiligne, regard perçant et déterminé, longs cheveux bruns ondulés, moustache et bouc vintage, Manu Domergue possède la double casquette de vocaliste audacieux et de représentant enjoué d'un instrument peu courant, le mellophone, passant avec insouciance de l'un à l'autre.

Né le 24 mai 1985 à Romans-sur-Isère, Manu Domergue grandit dans une famille d'artistes : père sculpteur et choriste amateur, fou de Bach, mère écrivain (elle a cosigné une chanson de son album), trois grands-frères musiciens. Il commence la musique à 4 ans, débute le cor à 7 ans. Et il chante, sans cesse, à la chorale, à la maison, en cours de chant lyrique, en jazz, en stage. À 16 ans, il suit une master-class de Mônica Passos à Valence. Aujourd'hui, les deux artistes s'invitent sur leurs projets mutuels. À 21 ans, il part étudier une année en Californie auprès du chanteur-pédagogue Roger Letson, avant un passage au CNSM de Paris.
Deux DEM (diplômes d'études musicales) en poche, en jazz et en classique, et après des retrouvailles avec Mônica Passos à l'école Edim où elle enseigne, Manu Domergue bâtit un projet musical. En 2012, il forme Raven avec Raphaël Illes (saxophone), Damien Varaillon-Laborie (contrebasse) et Nicolas Grupp (batterie).

En 2013, un EP de cinq titres sort. Puis, le 24 novembre 2014, "Chercheur d'orage". On y découvre un Manu Domergue compositeur, parolier - en français et en anglais - et arrangeur de poèmes de Rimbaud ou Mahmoud Darwich. Avec deux fils conducteurs enchevêtrés au fil des textes : le thème du corbeau et la quête sous-jacente de la lumière.
- Culturebox : Pourquoi avoir choisi le nom de Raven ?
- Manu Domergue : "Raven", c'est le grand corbeau qu'on différencie de "crow", la corneille. Tout remonte à 2011, lors du concours de Voicingers que j'ai fait à Zory, en Pologne, organisé par le chanteur Grzegorz Karnas. Trois chanteurs assez importants pour moi, David Linx, Gabor Winand et Grzegorz Karnas y ont proposé une version de "Black Crow" de Joni Mitchell. Dans ce morceau, elle compare sa vie musicale à une corneille qui vole au-dessus de la route à la recherche de petites choses brillantes. J'ai été fasciné par cette version à trois. Pour moi, ces chanteurs ont un chemin musical très différent, un timbre et une présence très intéressants. J'avais une espèce de synthèse des choses que j'avais envie de suivre. Je pense que c'est un peu l'étincelle du projet.

Y a-t-il eu d'autres "déclencheurs" pour cette thématique ?
- Si le sujet du corbeau me parlait, c'est aussi parce que j'avais eu une corneille quand j'étais petit. Donc il y avait un truc rattaché à l'enfance. J'ai commencé à chercher, à ouvrir des portes sur ce thème. J'ai découvert qu'il y avait tout un univers à décliner par rapport à des légendes, des histoires, des poèmes. Le corbeau est un oiseau très inspirant, pas seulement chez nous, et pas seulement dans un sens noir et lugubre. On le trouve dans la Bible, dans le Coran, dans la mythologie... Ça m'a intéressé de le voir perçu différemment selon les époques et les lieux, et d'explorer ce jeu sur l'ombre et la lumière.

- Au point d'en faire l'emblème de votre groupe.
- Deux choses se sont décantées de tout ça. La première : prendre un symbole fort dont tous les préjugés, les a priori soient un peu noirs, lugubres, et le mettre en lumière. Prendre un autre point de vue, montrer cette chose inconnue, mystérieuse, qui nous fait peur. C'est aussi le symbole de l'étranger, de l'autre qui nous effraie mais qui porte un mystère en lui. Et parfois aussi, un trésor qui peut nous aider à résoudre nos propres problèmes. L'autre idée, c'est celle du cheminement, de la quête. Dans beaucoup de mythologies, on trouve une histoire où le corbeau est blanc au départ. L'oiseau fétiche d'Apollon, Dieu du soleil, est un corbeau blanc. Un jour, il commet une erreur. Furieux, Apollon le foudroie. Dans plusieurs histoires, on trouve cet oiseau qui a cette pureté originelle mais qui sera marqué par le sceau de la maladresse ou, en tout cas, de l'expérience.

- On perçoit un parallèle avec la condition humaine...
- Pour moi, tout ça a un lien assez fort avec le péché originel, cette espèce d'innocence perdue, ou d'enfance perdue, que chacun de nous porte, et ce cheminement qui est le nôtre pour retrouver cette pureté originelle. Pour moi, l'idée de quête, de celui qui cherche, est très importante dans ma démarche de musicien. C
'est aussi quelque chose qui a profondément de sens au moment où j'en suis de ma vie et de mon développement. Tout cela m'a vraiment marqué et m'a décidé à faire quelque chose sur cette thématique. Ça m'a donné un fil conducteur pour construire mon répertoire. Cet album, c'est un cheminement qui ne sera peut-être pas parfait, mais c'est une étape, un témoin.
- Vous êtes corniste de formation. Comment avez-vous découvert le mellophone ?
- C'est François Thuillier (tubiste, ndlr) qui m'avait parlé de son existence. En 2006, quand je suis parti étudier en Californie, je me suis mis en quête de cet instrument quasi introuvable en France. Il a été créé dans les années 50. C'est typiquement un cor de marche, pensé pour les marching-bands, donc plus léger que le cor et projetant vers l'avant. Si le cor a le pavillon qui va vers l'arrière, celui du mellophone va vers l'avant. Pour la projection du son, ça aide pour jouer avec des trombonistes, des saxophonistes... Ça m'a parlé parce que je jouais beaucoup en petite formation avec le cor, et cette projection du son me posait problème. Le son partant derrière, la rythmique qui vous accompagne a l'impression que vous jouez très fort. Et comme ils ont beaucoup de son, ils vont avoir tendance à jouer plus, alors que devant, le son passe beaucoup moins. Ça vous oblige à jouer de quart pour avoir le pavillon vers les gens. Le mellophone m'a permis de pallier ce problème.

- Y a-t-il d'autres raisons qui vous ont poussé à adopter cet instrument ?
- Ça apporte aussi une autre sensation de l'instrument. Le mellophone est un instrument droitier, alors que le cor est gaucher. Ça m'a obligé à retravailler la main droite pour tout ce qui concerne les pistons. J'avais envie d'essayer cet instrument et je crois que c'est la forme qui m'a le plus décidé à en faire mon instrument de prédilection aujourd'hui.
- Vous avez invité trois brillantes chanteuses sur votre album. Pouvez-vous m'en parler ?
- Il y a trois partenariats très importants pour moi. D'abord, Mônica Passos, que j'ai rencontrée en 2001 ou 2002 lors d'une master-class de quatre jours. C'est une présence qui m'a marqué au fer rouge, qu'on n'oublie pas. Une rencontre très importante pour moi. Quand je suis revenu à Paris, pour le CNSM, je me suis installé à Cachan où deux de mes frères habitaient. J'ai découvert que j'étais tout près de l'Edim où Mônica enseigne. Alors je me suis inscrit pour reprendre des cours. Puis je suis allé intervenir de temps en temps dans ses cours. Mônica m'invite systématiquement à participer à son spectacle "Vermelhinho" à Paris. Quand il y a l'envie et l'amour de la transmission, presque tout est là. C'était très important pour moi de l'inviter sur ce disque. On chante sur "Ils choisissent la nuit", sur un texte que j'ai écrit avec ma mère, qu'on a mis en forme ensemble et sur lequel j'ai mis de la musique. C'était un peu deux mamans qui participaient à l'aventure ! J'avais envie d'inviter Mônica sur quelque chose d'assez doux et tendre.

- Et Leïla Martial ?
- Je l'ai rencontrée à Porte-lès-Valence, en 2013, lors d'une Nuit du Jazz, un événement organisé chaque année là-bas. Elle est venue avec son quartet jouer son premier disque. Et Raven y donnait un de ses premiers concerts. On a bien sympathisé et on a gardé des liens.

- Et la chanteuse palestinienne Kamilya Jubran ?
- On l'avait reçue à Montreuil sur un festival organisé par le collectif M'Pulse. Elle était venue chanter avec son oud. J'avais été fasciné et j'avais gardé en tête de l'inviter dès que j'en aurais l'occasion. Elle chante un texte extrait d'un poème de Mahmoud Darwich, "L'encre du corbeau", qui fait allusion au mythe de Caïn et Abel. Caïn tue son frère et traîne son corps dont il ne sait pas quoi faire. Il rencontre deux corbeaux qui se battent. L'un tue l'autre et l'enterre. Caïn se dit : "Malheur à moi qui n'ai pas su quoi faire du corps de mon frère." Pour moi, c'est un peu l'initiation à la mise en terre et au deuil, au deuil aussi des anciennes querelles, à la capacité à passer à autre chose. Le corbeau est l'initiateur de cette vérité, Évidemment, en filigrane, il y a le conflit israélo-palestinien derrière ce texte.
- Un petit mot sur les arrangements du disque qui donnent une sensation de sobriété, de délicatesse, de dépouillement. Pourquoi ce choix ?
- Ce qui contribue à cet effet de dépouillement, c'est le choix de ne pas avoir pris d'instrument harmonique. Il n'y a que des instruments mélodiques : saxophone, contrebasse, chant, mellophone. Des instruments dans un registre assez chaud, médium-grave, voire grave. Ça donne pas mal de possibilités au niveau des contrepoints, des mélodies qui s'enchevêtrent, se mélangent, ou alors des unissons. Ça fait une voix avec deux ou trois instruments. C'est ce qui crée aussi une notion d'espace, et elle est très importante pour moi. C'est aussi dans le silence que prend corps et forme chaque phrase dite ou jouée. À ce stade de mon parcours, j'ai besoin de beaucoup d'espace.

Raven en concert
Jeudi 29 janvier 2015, concert de sortie de disque à Paris
New Morning, 20h30
7 & 9, rue des Petites-Écuries 10e
Infos : 01 45 23 51 51 ou ici

> Les dates de la tournée de Raven ici

Manu Domergue : composition, arrangements, voix, mellophone
Raphaël Illes : saxophones
Damien Varaillon-Laborie : contrebasse

Nicolas Grupp : batterie

Invitées
Mônica Passos : voix
Leïla Martial : voix
Kamilya Jubran : voix


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